Texte et photographies : ©Tiphaine Deraison
L'Indonésie est une des plus ancienne civilisation à pratiquer le tatouage. Si l'exercice a survécu de justesse à Sumatra, chez les Mentawaï ou chez les Ibans de Bornéo, à Bali et Java, il semble que l'activité n'ait pas existé. Pourtant, pour une poignée d'artistes balinais et javanais, le tatouage indonésien serait un héritage global à l'archipel. Aujourd'hui, s'ils ne peuvent pas déterrer les preuves du passé, ils sont bien décidés à intégrer leur héritage pour réinventer un tatouage moderne indonésien.
A NEW WAVE
A Sumatra et Bornéo le tatouage a survécu aux guerres, invasions des empires musulmans, à la modernisation et aux religions monothéistes. Mais il reste en général un héritage « tribal » que peu de tatoueurs Indonésiens se décident à creuser. Méconnu il est, selon le tatoueur Ade Itameda, dans l'imaginaire de beaucoup d'indonésiens, importé par l'occident : « J'ai rencontré beaucoup d'indonésiens qui ne connaissent le tatouage que par la télévision et les émissions de Miami Ink. Certains à qui j'ai dit " vous savez que nous avons une tradition de tatouage », et qui restent persuadés qu'il est importé. Bali, entame sa croissance touristique dans les années 90. Le surf s'y implante et le tatouage, dans les premières boutiques de Denpasar, puis Kuta, Amed et Ubud. L'encre y est devenue indispensable pour marquer sa peau d'un souvenir de l'île des dieux. Les touristes viennent s'encrer un palmier, un Ohm ou un coucher de soleil. Répondant à la demande, les salons se développent... la pratique aussi.
Las de tatouer une imagerie étrangère, July Arthaya, Eka Sudarma Putra, Gracka et l'équipe Sekala 369 sont désireux de se tourner vers ce qui leur appartient, redécouvrent avec passion leur héritage, ensemble ou chacun à sa manière. Un folklore qu'ils tentent d'affirmer comme une nouvelle vague du tatouage Indonésien. Ils mixent diverses influences traditionnelles, ornementales ou black and grey et chacun partage cette même volonté au travers de l'encre, du street art et de multiples disciplines. Leur envie ? Se démarquer. Leur envie ? Prendre le parti de promouvoir leur patrimoine artistique au travers du tatouage. Ils souhaitent voir subsister une culture oubliée de leur pays, face à des styles établis. Pour ces tatoueurs indonésiens, retrouver leurs racines leur permet de créer des motifs nouveaux à partir d' un patrimoine fort mais délaissé. Ce faisant, ils questionnent histoire et anthropologie.
Dans le quartier d'Umalas à Canggu, Ade Itameda, est un artiste javanais de 35 ans, est le propriétaire de Sekala 369 avec Eka Mardiys, artiste et graphiste Balinais. Tous deux unissent leurs talents pour développer une nouvelle vague du tatouage indonésien rassemblant tradition et modernité. Ils espèrent vivement inspirer une jeunesse avide de créativité. Historiquement, le patrimoine artistique de Bali et Java est fortement lié. Bali et son folklore réputé dans les arts, danses et la sculpture ont depuis des siècles ébloui toute l'Europe. Il y a quelques millénaires, les Rajas indonésiens reproduisaient des temples indiens et écrivaient dans une sorte de sanskrit. Puis avec les empires ottomans, et l'islamisation de l'Indonésie, l'influence indienne s'oriente vers le monde arabe. Avec la colonisation hollandaise c'est ensuite l'Europe qui installe ses règles. Autant d'influences qui, contre toute attente, ont perduré et marqué la culture de Java, à Bali.
Formé en Hollande par Jeroen Franken (Seven Seas private atelier, Eindhoven) et Nico (@slicknick25tolife, 25 to life tattoo), ses mentors, il y a deux ans, Ade, retourne en Indonésie pour construire son projet de boutique: Sekala 369. Avec plus de 8 ans de tatouage derrière lui, il encre un style tribal - ornemental imprégné de polynésien et d'influences orientales pour créer son propre style. Il maîtrise une ligne épaisse et propre. Il y a 15 ans, il démarre sa carrière de body pierceur avant de se mettre au tatouage à Jakarta. « Jusqu'à il y a 5 ans, le tatouage était très tabou. Si vous êtes tatoué dans les mentalités, vous êtes soit une prostituée, soit un criminel. Se faire tatouer, c'est considérable. Ça change quelqu'un. » Aujourd'hui encore les tatoués n'ont d'ailleurs toujours pas le droit de rentrer dans certaines fonctions officielles ou même l'armée Indonésienne. « Aucun parent n'est réellement content lorsque sont enfant se fait tatouer en Indonésie ».
A Sekala, il est vite rejoint par Eka lorsqu'une place se libère. A 27 ans, après des études en restauration et une collection de vêtements qui peine à décoller, Eka découvre l'encre et son univers, sur des manchettes japonaises. Graphiste autodidacte, son travaille s'inspire de ses influences rock'n'roll. Il dessine d'ailleurs des affiches pour le club rock Gimme Shelter à Canggu et se plait à mêler son univers encré au design graphique. « Je regardais pour apprendre, beaucoup de vidéos sur Youtube et le travail d'artistes que j'admire comme l'américain Myke Chambers » (@mykechambers, Seven Swords Tattoo Company). Eka redessine des tigres et figures animales extraites de la mythologie. « J'aime cette idée de mélanger et d'inclure la culture indonésienne dans notre style. C'est plus inspirant pour moi. Je ne comprends pas la raison pour laquelle, en Indonésie, nous ne mettons pas notre héritage et notre culture indonésienne dans le tatouage, le design, le graphisme etc. ». En novembre 2019, tous les deux ont décidé de partir à l'aventure et de créer le « Tattoo Trade trip ». L'idée ? Partir de Bali et rouler jusqu'à Jakarta, la capitale indonésienne sur l'île de Java. Sur le chemin, de nombreuses rencontres les amènent à échanger avec les jeunes, artistes ou non. Ils créent ou tatouent dans le but de communiquer et de partager leur culture et héritage.
« Doing good tattoos with our own culture »
A Bali avec le tourisme, la popularité du tatouage walk-in domine plus que le custom. Le défi est de passer d'un tatouage populaire à un tatouage personnalisé, peut-être même représentatif de la culture locale. Pour July Arthaya officiant chez Bold and Bright Tattoo Parlor, promouvoir la culture et la transmettre localement est aussi important que de la faire découvrir aux touristes et expatriés. « Comment perpétuer la culture si on ne peut pas la reproduire? Ou la regarder au travers de n'importe quel type d'art. » De son côté, Ade, introduit les ornements, la flore et faune balinaise couplé à des lignes solides. Plus particulièrement, il s'attache aussi à représenter au dermographe des motifs javanais comme le Batik ou les personnages issus du théâtre javanais : le Wayang Kulit. « Je recréé des motifs tattoo avec des images différentes et je mets un motif balinais dessus. Pour moi, avec ce que j'apprends dans le tatouage, tant qu'il y a de la profondeur, que la ligne est bonne, qu'il y a assez d'espace, c'est du tatouage. »
Ces personnages des poupées du théâtre d'ombres, le Wayang Kulit sont issus de l'île de Java, ce théâtre de marionnettes ouvragées est inscrit au patrimoine immatériel de l'humanité depuis 2008. Il existe aussi plusieurs types de Wayang dispersés sur les nombreuses îles indonésiennes.
Ce théâtre s'accompagne d'un orchestre musical complexe, de tambours indonésiens, gongs, et chanteuses. C'est aussi un véritable spectacle auquel on peut choisir d'assister de l'un ou l'autre côté du rideau. Le conteur, nommé le Dalang, manipule les poupées Wayang : les personnages de l'histoire, créés et découpés dans du cuir et bouge leurs bras à l'aide de fines baguettes. Les récits empruntent aux mythes indigènes, aux épopées indiennes et contes persans. Le spectacle, qui ne raconte qu'un épisode, bien souvent, des contes et mythologies indonésiennes, dure alors toute une nuit par épisode d'une seule épopée. Ils sont très importants dans la vie des Javanais et Balinais et dans la tradition, ils ne devaient pas être manqués.
Très détaillée, la poupée est confectionnée avec précision et prendra un mois de travail. Les personnages sont multiples et ont des visages très expressifs. Chacun doit être unique. Ils apportent une vraie source d'inspiration à Ade, qu'il agrémente de patterns balinais ou d'autres, de son invention. Pour l'artiste, impossible de reproduire tous les détails de ces œuvres d'art en tatouage. Il faut adapter et simplifier tout en gardant les caractéristiques traditionnelles principales. Un théâtre ludique qui aurait aussi un but pédagogique dès les temps anciens. Il explique la différence entre le bien et le mal et comment se comporter dans la société indonésienne. A Bold and Bright Tattoo Parlor en plein cœur de Canggu, July Arthaya, sneakers aux pieds et casquette vissée sur le crâne, imagine et redessine des chiens aux crinières de feu, des serpents ou masques d'oiseaux coléreux. Tous ces animaux inspirés de la mythologique indonésienne, il les encre entre deux roses et classiques traditionnels américains à la Sailor Jerry. Tatoueur depuis plus de 10 ans, il a développé un trait traditionnel en ligne moyenne, net et percutant, aux tons ocres et ombrages délicats, un intemporel. En 2017, son envie évolue. «J'ai vu de vieilles peintures balinaises de Klungung, des peintures Kamasan puis j'ai découvert un (ancien) artiste appelé I Gusti Nyoman Lempad. Il m'a ébloui. Je me suis alors demandé pourquoi ne pas recréer ces design balinais et les twister avec un style traditionnel occidental ! » Mort en 1978, I Gusti Nyoman Lempad, est un peintre balinais qui a édifié de nombreux palaces et temples d'Ubud dont le Saraswati Water temple. Il a produit des centaines de dessins de la mythologie et du folklore balinais dont Eka tire les expressions très vives de ses tigres. Il les dépeint toujours avec des yeux globuleux et des dents bien acérées, des traits de la mythologie indonésienne identifiables. Les bouches sont marquées et les yeux expressifs. De manière générale les animaux sont personnifiés. « Quelque soit votre dessin, même celui d'un chat, ou d'un animal quelconque, il a toujours un nez humain, qui a l'air drôle. C'est un dessin qui mélange l'animal et le corps humain. »
Terrifiants, ces personnages sont issus d'un monde « d'en dessous » comme la créature géante Raksasa. « Ce sont des créatures d'un monde souterrain similaire à l'univers de la série Stranger Things. Des créatures très sombres. Nous les appelons les créatures de Buta Kala, qui vivent dans ce monde à l'envers. J'ai trouvé beaucoup de peintures qui racontent des histoires sur ces créatures. Dans les temples, dans les livres, j'ai vu beaucoup de ces images, ils ont des nez longs et effrayants, de longs cheveux en dreadlocks, des créatures très poilues. Les images sont tellement bizarres. » Les couleurs dans lesquelles ils sont dépeints se déclinent en tons de brun, noir, jaune et ocre qui conviennent parfaitement aux teintes du tatouage traditionnel américain et se fondent parfaitement dans les designs imaginés par July.
Cette mythologie Rerajahan ou Rajahan a aussi son script : un sanskrit aux pouvoirs issus de forces naturelles. Spirituel et protecteur, il est utilisé comme un talisman dans la vie de tous les jours. Inscrit sur de petits tissus, accrochés aux temples et maisons, "c'est un signe pour se protéger - comme un mantra.» explique Eka. Le Rajahan en Bahasa (langue officielle et commune en Indonésie) signifierait : « marquer », « marque » ou encore « cicatrice ». Il se rapprocherait du sanskrit Thaïlandais. « Dans les temps ancestraux, on te tatouait sans choix de motif, sans même le voir, la culture avait beaucoup de similitude avec le tatouage Sak Yant Thaïlandais ». Des similitudes qui ne laissent aucun doute à Ade pour qui les migrations auraient largement influencé le patrimoine javanais et balinais. Le Barong, fameux masque Balinais, ne serait peut-être pas Indonésien mais importé de Chine. « Ici, les maisons de Bali sont influencées à plus de 50 % par l'architecture chinoise et des communautés chinoises venues ici pour le commerce. » Si l'Indonésie n'a pas encore complètement déterré l'histoire, ancestrale, de sa pratique du tatouage c'est que celle-ci est multiple. Elle emprunte et se mélange à de nombreux autres folklores et cultures qui l'ont traversée et envahie, notamment à cause de la fameuse la route des épices. Le Barong, par exemple, est une figure des plus connues de la mythologie balinaise. Elle représente les forces du bien, dont l'ennemi est Rangda, la reine démon. Dépeinte avec une longue chevelure blanche, des yeux jaunes exorbités, de grandes dents et une longue langue pendante, c'est la reine démoniaque des Leyaks de Bali. Rangda mange des enfants et mène une armée de sorcières maléfiques. Les visages expressifs sont sculptés sur des masques de bois, les plus travaillés et décorés sont utilisés dans une danse qui représente la lutte du bien contre le mal. Une bataille dont l'origine est incertaine mais qui serait née de cultes animistes où les animaux protecteurs étaient vénérés. Le tout daterait d'avant l'arrivée de l'hindouisme sur l'île. « Barong est une sorte de jumeau à ta naissance. A Bali, on pense qu'à ta naissance, il y a deux personnes en toi. Toi et ton Barong. Tu vis sur terre mais ton Barong vit dans un autre monde. »
UNE CULTURE UNIQUE
La culture hindouiste à Bali est unique et spécifique à l'île. Cultures et traditions en Indonésie sont fortement mêlées. Alors dessiner certains démons et personnages n'est pas toujours bien vu.« Les gens pensent que mettre ces motifs sur votre peau va porter malheur. » Ade poursuit et raconte qu'enfant, sa grand-mère le mettait même en garde … « Quand j'étais enfant, je voulais redessiner le Barong mais mon arrière-grand-mère m'a dit "non". Elle m'a prévenu qu'il est même trop sacré pour être dessiné. Lorsque je lui ai demandé pourquoi, elle m'a répondu que cela pouvait être positif ou négatif et qu'on ne le savait pas du tout. Et j'ai dit : et si j'essaie d'être positif en faisant ce dessin ? Elle m'a dit qu'alors, j'en avais le droit. » Les dieux de cette mythologie ont parfois les mêmes noms mais ont différentes manifestations, descriptions ou attributs. Ce qui fait des motifs balinais, des motifs atypiques. Une mythologie qu'ils apprennent dès le plus jeune âge à l'école. « A Bali, il y a trois choses importantes : l'homme à la nature, l'homme à Dieu, l'homme à l'homme, trois choses avec lesquelles il faut être en contact. Et j'essaie de ne pas être spirituel quand je tatoue. Je n'essaie pas de rendre sacré ou ornemental. Pour moi, c'est un tout. Mais je sais qu'ici ça peut être spirituel et ces jours où je tatoue quelqu'un, je prends mon temps pour lui parler et partager avec lui ce qu'il va avoir. Pour moi, la signification est quelconque. C'est à mes clients d'en décider, mais au moins ils savent ce qu'ils vont avoir. Je ne me contente plus de tatouer, je partage aussi mon héritage. » Du fait du développement d'internet, ces motifs indonésiens sont parfois mal interprétés malgré un fort aspect spirituel. « Certaines choses doivent se faire d'une certaine manière. Comme un masque Barong. Il n'a pas de longues dents et ni de longues pinces. Parce qu'au contraire cela désigne le diable. C'est donc impossible que ce soit un Barong. » Part. 2 à suivre Sekala 369 @ekamardiys @adeitameda Bali/Indonésie Bold and Bright Tattoo Parlor @julyarthaya