Les voyages comme inspiration et le tatouage comme vocation. Caroline Karénine tatoue dans son atelier privé à Montpellier, un écrin de douceur pour créer cette collaboration organique entre elle et ses clients. Les lignes et détails ornementaux croisent des pivoines et des chrysanthèmes sur les peaux sublimées.Autodidacte et travailleuse, elle a forgé sa technique pour mieux maîtriser ensuite son art.
J’ai appris que tu avais eu le déclic pour le tatouage à 8 ans en accompagnant tes frères se faire percer. J'ai trouvé ça incroyable à cet âge ! Est-ce que tu te rappelles la sensation ? Comment s’est fait le déclic ?
C'était la première boutique de Lukas Zpira dans une toute petite rue, et quand je suis rentrée dans cette boutique, elle était toute noire avec des lampes électriques un peu bizarres partout et je n’avais jamais vu de lieu comme ça. Il avait ses premières plaques sur la tête et je me suis dit qu’en fait, le travail, ça peut être autre chose que quelque chose de rébarbatif ou conventionnel. Que ça pouvait amener une vraie liberté. Et je crois que c'est ce sentiment de liberté que pouvait procurer le travail qui m'a vraiment interpellée. Mais à 8 ans, je ne m’étais pas dit je vais être tatoueuse. Je ne savais même pas ce que c'était vraiment, par contre j’ai vraiment eu l'envie de faire un métier artistique et qui puisse m'amener vers le voyage et vers une certaine liberté, une autonomie de pratique. Et il y avait quand même ce sentiment que je voulais que ça soit lié au corps. Mais il n'y avait pas encore le terme de tatouage qui était posé dessus. Mais l'intention était là. Et j'ai toujours suivi ce ressenti.
Je suis sûre que je ne suis pas la seule à me poser la question : est-ce que ton pseudo fait référence à Anna Karénine de Tolstoï et pourquoi ?
Tout simplement parce qu’à une époque, et même maintenant, j'étais une grande fan de littérature russe et de Léon Tolstoï. Et c'est en lisant un peu tous ses livres que le livre d'Anna Karénine m'a interpellée. J'ai toujours eu une sensibilité pour les héroïnes tragiques. Donc voilà, je trouvais que ça correspondait. Et puis elle est quand même condamnée par les hommes et moi, quand j'ai commencé le tatouage, c'était un milieu d'hommes et malgré tout, elle a réussi à s'émanciper.
Tu es autodidacte et tu as commencé à 17 ans. Comment ça s'est fait ? Comment as-tu appris ?
J’ai fait un lycée en communication visuelle et on devait faire des stages. Je savais très bien que je ne voudrais pas travailler dans la pub. Par contre, j'avais un tatoueur à Montpellier, proche de chez moi et ce stage m'a donné le courage de rentrer dans la boutique pour demander s’il cherchait quelqu'un. J'y suis passée tous les jours pendant près d'un mois alors ils ont commencé à se dire que j'étais peut-être motivée et finalement ils ont accepté. Donc je suis restée le mois de mon stage. J'ai observé, soudé des aiguilles, fait les dessins, regardé comment ça se passait. Cela a confirmé mon choix et à partir de ce moment-là, je voulais faire ça comme métier. Après j'ai continué mes études, passé mes diplômes, je suis allée un peu en fac d'histoire de l'art aussi et en parallèle j’ai continué à me former au tatouage sur moi-même ou avec des amis. J'ai fait ça de mes 17 à 20 ans. Et après j’ai cherché un shop. Il y avait un perceur qui cherchait une tatoueuse, c'était à Montpellier.
Est-ce que tu as appris d'abord à tout faire et est-ce que tu penses que c'est important de maîtriser toutes les techniques pour ensuite faire son choix et se perfectionner ou au moins expérimenter ?
J'ai appris à tout faire, à peu près toutes les techniques, parce que ça me rassurait de savoir aussi tout faire. Je me disais qu'au moins le jour où j'arriverais à montrer ce que réellement j'ai envie de faire, on pourrait m'attaquer sur plein de choses, mais pas sur la technique. Et puis aussi le contexte faisait que si tu ne savais pas tout faire, tu ne travaillais pas. Il y avait moins de clients. Il fallait être plus polyvalent pour pouvoir avoir un peu plus de clientèle et pouvoir vivre. C'était moins démocratisé, donc il fallait être plus polyvalent. Je trouvais que c'était vraiment important de savoir faire de la couleur. Faire des dégradés, faire des belles lignes, des lignes épaisses, des lignes fines parce que c'est le langage du tattoo et après tu peux développer ton style. En fait, c'est ma vision, je me dis que tu peux développer ton style une fois que t'as tous tes outils. Tu vas piocher tel outil suivant ton ressenti, tes centres d'intérêt ou ta vision artistique. Mais c'était aussi parce que j'ai eu besoin d'avoir ce spectre très large pour pouvoir après aller vraiment dans le détail dans ce que je voulais faire, parce que je n’avais peut-être pas la même formation. Je me suis construit mon univers avec le tatouage. J'ai dû développer un peu mon langage avec les techniques du tattoo pour après venir piocher réellement ce que je souhaitais.
T’as pas mal bougé ensuite entre Paris, Bruxelles, Barcelone et Montpellier. Pourquoi cette volonté de changement, de bouger ?
Parce que j'ai la bougeotte ! Cela faisait partie de mon développement et de ma construction. J'ai quitté Montpellier et je suis allée à Paris chez Tribal Act. C'était génial, c’était les meilleures années tattoo. On était tous ensemble, toute l'équipe, on s'entendait vraiment bien. On est toujours amis maintenant. Tribal Act c'était une référence. Il y avait Alexis Calvie, Guy, Raph, et bien d'autres. Je l'ai toujours comparé Tribal à un laboratoire. Tout le monde venait faire ses expériences, pouvait développer son style et prendre des chemins très radicaux comme Yann Black. C'était vraiment un laboratoire d'idées où tout était possible. Cela a été un vrai tournant d'un point de vue artistique et d'un point de vue personnel parce que cela correspond au moment où j'ai voulu arrêter de faire un peu de tout et j’ai commencé tout le côté ethnique et floral. Après il y a eu Barcelone où j'ai eu mon premier atelier privé. Ensuite il y a eu Bruxelles où avec Marine et Indy on a monté Purple Sun. Puis il y a eu Paris, après Barcelone et maintenant Montpellier. J'ai fini ma boucle jusqu'à la prochaine !
Comment est-ce que tu définis ton style ? Une sorte de métissage ethnique ?
Même moi, j'ai du mal à le définir. Il y a ce que je mets dans ma volonté ou dans mon univers graphique. Et je travaille aussi en 50/50 avec le client donc tout ce que la personne amène dans ses références, dans ses propres voyages. C'est toujours un mix entre mon univers graphique et l'univers du client. Mon style se reconnaît quand même, mais il peut y avoir un thème qui va prendre le pas. Parfois ça va être plus ornemental, plus floral ou plus japonisant. Parfois des paysages ou du figuratif. C'est vraiment la réunion entre la personne que je tatoue et moi. Je trouve que c'est chouette d'avoir un vrai échange et une idée peut en amener une autre. Pour moi, ça a un côté magique le tattoo, il y a une alchimie. Il y a un truc qui se fait que tu ne peux pas expliquer. Et quand le motif est bon, c'est une évidence. Moi je fonctionne vraiment à l'instinct. Il y a le coup de cœur et c'est presque naturel. Le tattoo c'est juste un assemblage de détails. Si on peut faire en sorte qu'il y ait le plus de détails possibles qui fonctionnent, le résultat est forcément meilleur. C'est une course de fond, ça ne répond pas à un besoin, à une urgence. C'est un cheminement.
Et comment t'as trouvé ton style ? Comment tu l'as travaillé pour que ça devienne ta marque de fabrique ?
Cela s'est fait un peu de manière évidente. C'est le fait aussi de travailler avec différentes personnes, d’essayer différents styles et après je me suis sentie prête. J'ai ritualisé tout mon matériel, les mêmes tailles d'aiguilles, la même manière de les poser, ça a fait une trame de fond. Et je travaille en couche, je rajoute des points, des aplats, j'en enlève, je travaille avec le vide et le plein. Je pense que c'est un peu tout qui a formé petit à petit mon style graphique. Et après je l'ai nourri de voyages, de lectures, d'architecture et de dessins.
Quelles sont tes sources d'inspiration ? Notamment tout ce qui est détail ornemental. Comment tu les trouves ou qu'est ce qui te nourrit ?
Quand je voyage c’est l'architecture, les tissus. Tout ce qui peut m'entourer. Ça peut être même les fleurs et les feuilles. Quand je voyage, j'ai un petit carnet où je prends une photo et puis après, à tête reposée, je fais mes petits assemblages. J'essaie d'être à l'écoute de ce qui peut y avoir autour de moi et je pense beaucoup de livres d'art. Je suis très visuelle donc ça peut être une affiche, un livre, ou des thématiques totalement différentes.
Je sais que le voyage a une grande importance pour toi. Qu'est-ce que ça t'apporte ? Et comment arrives-tu à retranscrire ce que tu as vu ou ce que tu as vécu lors de tes voyages ?Quand je voyage, j'observe beaucoup. Je ne suis pas forcément dans la course à voir plein de choses.A force de voir, par exemple des temples au Japon, mon attention va se fixer sur un détail et je vais me dire que ça pourrait faire une forme ou une découpe ornementale et ça va venir comme ça.
Et quels sont les pays qui t'ont le plus inspiré ?
Le Japon que j'apprécie énormément. Le Népal aussi ! J'ai envie de te dire tous les voyages que j'ai fait. Le Sahara aussi, dans une certaine mesure, ça m'a vachement ouverte. Je crois que ça m'a amené une vision dans le sens où tu penses qu’il n’y a rien, que c'est désert, et en fait, il suffit que tu y passes un peu de temps. Il y a de la vie partout. C'est aussi une multitude de détails. Je crois que ça m'a amené de pouvoir lire un tattoo de loin et de près. T'as l'impression qu'il est très épuré et quand tu te rapproches, il est plein de petits détails. Parfois ce n’est pas lié à quelque chose de graphique, ça peut être juste un ressenti. L'Amérique latine aussi, ça m'a beaucoup inspiré en termes d'espace, de nature, du côté luxuriant. Mais parfois il n’y a pas besoin d'aller très loin car chaque voyage amène sa petite pierre à l'édifice.
Maintenant que t'as trouvé ton style, comment arrives-tu à te renouveler ?
Il y a quelques années, j'ai eu l'impression à un moment d'être la photocopieuse de moi-même, qu'on me demandait la même chose. Je me suis dit : toutes ces années de travail pour arriver au point que je voulais et finalement m'ennuyer et avoir le sentiment de ne pas donner ce qu'il faut. C'est quand même dommage et je pense que c'est là où je me suis mise à être un peu plus radicale dans mes choix et en même temps où j'ai laissé beaucoup plus de place aux clients. Et puis je me suis mise à faire des pièces plus grandes. C'est arrivé un peu au même moment. Il faut trouver un nouveau souffle parce que sinon tu vas finir par ne plus aimer tatouer. Donc je pense que pour faire évoluer son travail, il faut être à l'écoute de soi-même.
Est-ce important pour toi de ne pas travailler que sur la peau ? Pourquoi as-tu envie d'explorer d'autres supports et finalement d'avoir d'autres contraintes que celles du corps ?
Souvent cela me fait mieux revenir au tattoo. Par exemple à la période où je commençais à voir qu'il fallait que je trouve un nouveau souffle, je me suis mise à aller plus vers les fresques. Cela m'a confronté à quelque chose de nouveau. Ça m'a permis de me décloisonner parce que moi je travaillais sur des zones assez délimitées parce que je faisais des pièces plus petites et là de se retrouver face à un mur immense. Cela a complètement décloisonné ma vision de l'espace créatif. Et quand je suis revenue à la peau, la grandeur ne me faisait plus peur.
Quel lien fais-tu aujourd'hui entre ton travail sur la céramique et le tatouage ?
C'est le seul moment où il y a une espèce de schisme qui se fait. Quand je faisais les vases en céramique, il y avait vraiment une cohérence parce que je les tatouais à la machine. Maintenant, je suis partie dans un truc complètement autre avec la répétition des pétales, la céramique et l'assemblage de différents matériaux. C'est juste un espace de création pure. Plus lié à mon ressenti par rapport à la nature et aux espaces, chose que je pouvais difficilement rendre en tattoo parce que tu vas tomber sur des choses figuratives et ce n’est pas ce que j'apprécie le plus, mais par contre, représenter la nature dans une abstraction, ça me plaît beaucoup. C'est mon autre partie artistique, plus liée à la retranscription d'une émotion face à un paysage. C’est un peu une nouvelle liberté. @carolinekarenine_ttt @carolinekarenine_