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Mathias Bugo

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INTERVIEW MATHIAS BUGO

@pascalbagot

Peu de tatoueurs en France peuvent se prévaloir comme Mathias Bugo d’aligner en 2024 trois décennies à leur compteur. 30 ans de bons et loyaux services à la tête de son studio Artribal, au cours desquels le Lyonnais s’est fait un nom. Comme tatoueur, dont le style passe de manière excentrique l’iconographie asiatique - et surtout japonaise - aux filtres graphiques des cultures tribales du Pacifique. Mais aussi en tant que pédagogue, démontrant son aptitude à partager expérience et maîtrise technique. Cet anniversaire est l’opportunité d’un changement de cap. Finie la capitale des Gaules et direction l’océan, sur la côte basque, près de Bordeaux, où Mathias a décidé de réunir à partir de septembre prochain ses deux passions : le tatouage et le surf.

Tu quittes bientôt Artribal après avoir créé ce studio en 1994 il y a 30 ans. Quels sentiments t’inspire ce changement ?

Le sentiment de quelque chose d’accompli, d’une boucle qui se ferme, d’avoir fait ce que j’avais à faire. Je peux comparer ce sentiment aux dernières secondes d’un morceau de musique conclu par une grosse frappe de fin.

Une note Rock’n’Roll puisque tu es aussi musicien.

Absolument.

Le studio est repris par deux tatoueurs que tu connais bien, Arthur Poncelin et Georgie, au shop depuis plusieurs années. C’est une satisfaction en même temps qu’un soulagement ?

J’ai formé Georgie, en partant de la base, et Arthur tatouait déjà depuis plusieurs années quand il est arrivé. Mais nous avons appris les uns des autres, comme dans tout bon travail en équipe. Je suis ravi de cet équilibre. Il est presque inespéré compte tenu des difficultés rencontrées actuellement par les professionnels du tatouage, en France comme ailleurs. Cette relève est salvatrice. Elle me procure la grande satisfaction d’avoir construit quelque chose dont les gens pourront continuer à profiter. Je lègue le studio en ayant le sentiment d’avoir fait mon temps. J’ai 50 ans dont trente passés ici et je crois que l’on s’est un peu tout dit avec cet enfant. Je n’ai plus le sentiment de pouvoir lui amener quelque chose. J’ai encore beaucoup à apprendre et à transmettre aux autres, mais cela ne se fera plus dans la structure d’un shop. Quand j’ai commencé dans les années 1990, il y avait deux tatoueurs à Lyon, aujourd’hui je pense que je n’ai plus les codes.

Quel a été le déclic grâce auquel tu t’es dit je vais faire du métier de tatoueur mon avenir ?

C’est grâce à ma chérie, la maman de ma fille, ma moitié, mon sparring partner, mon poto, qui s’est faite tatouer un scorpion sur l’omoplate. C’est comme ça que le tatouage est entré dans ma vie. Ça a fait tilt. Alors je suis moi aussi allé chez Joss, un tatoueur lyonnais située montée Saint Sébastien, au-dessus de Croix Paquet, avec l’autorisation parentale signée de ma chérie - puisque j’avais seulement 16 ans -, et à partir de là j’ai commencé à m’y intéresser, à créer des liens. Dans les pages d’une revue américaine, ‘Tattoo’, j’ai découvert les tatoueurs de l’époque. C’était trop cool. Les mecs étaient libres, faisaient plaisir aux gens, voyageaient de surcroît. Cela a profondément résonné dans le post-adolescent que j’étais. C’est une période de la vie pendant laquelle le monde s’offre à toi et tu as envie de tout croquer. J'étais à fond dans la musique et j’ai eu une révélation. J’aimais le côté tribu, le sentiment d’appartenance, tout autant que la dimension profondément humaine et ancestrale de ce besoin de se faire tatouer. Il a finalement donné son nom au shop.

Tu parlais d’héritage, aujourd’hui quel est celui que tu laisses ?

Un savoir-faire à l’ancienne, des valeurs que l’on ne retrouve peut-être plus maintenant, à commencer par la patience. Contrairement à ce que notre époque voudrait nous dicter, tout ne peut pas être immédiat et facile. Certaines choses mettent du temps à se faire, à se donner, et je ne parle pas seulement du tattoo mais, malheureusement, les gens n’ont plus envie de se donner du mal. Pourtant, le tatouage est un apprentissage de la patience. C’est long et chiant, ça fait mal, il faut en plus composer avec un paquet d’incertitudes : Comment faire son dessin ? Aurais-je le bon flow ? Ai-je suffisamment confiance en moi pour avancer tout en sachant me remettre en question et avoir envie de progresser ? Progresser a toujours été un prérequis pour bosser au shop. Chacun à son rythme mais il fallait avancer.

Artribal, c’est un des plus anciens studios en activité en France et tu as contribué de manière significative au développement du milieu du tatouage à Lyon en formant plusieurs grands noms lyonnais (Jean-Luc Navette, G-Rom, Pandido). Quelles sont les vertus de la pédagogie Bugo ?

J’ai absolument besoin de savoir pourquoi la personne le fait quand elle vient à moi. Que viens-tu chercher ? Qu’as-tu à offrir ? Le tattoo c’est un échange. Tu l’apprends pour toi afin de pouvoir le donner à quelqu’un. Il n’y a aucun intérêt à se tatouer tout seul tous les jours. Il faut de plus s’inscrire dans une histoire. Pour évoluer, il est nécessaire d’avoir des racines solides et savoir d’où l’on vient. Des générations de tatoueurs se sont déchirés dans le passé pour que tu puisses te pointer et faire l’éponge. Ça se respecte. Du coup, le pilier fondamental, c’est le respect. Celui pour les gens avec qui tu es, pour tes clients, ceux passés avant toi et qui ont défriché le terrain, qui ont étudié pour imprimer leur savoir et en faire des bouquins, pour le travail, la créativité et à la fin, le respect de soi.

Quoi d’autre ?

Il y a tout ce qui en découle : La patience, l’exigence et la recherche d’équilibre entre tes ambitions et tes capacités, afin de ne pas être dans la frustration. Bien qu’elle pousse à la remise en question, elle peut aussi être limitante, crispante et retenir un élan libératoire. Tout est lié. Si tu rognes sur un bout, tu crées immédiatement un déséquilibre qui emmènera le bout de la chaîne à se casser la gueule. Le tatouage c’est magique parce qu’il rassemble l’humanité dans un seul boulot. C’est très profond, très philosophique, social et en même temps très technique.

Comment cela s’est passé pour toi en tant qu’autodidacte, apprenant seul avec peu d’informations à disposition à l’époque ?

J’ai eu envie. J’avais la motivation, un feu à attiser. Et puis, en fin de compte, au cours des années, de nombreuses personnes m’ont apporté une foule de petites connaissances que j’ai assemblé pour faire mon puzzle. Je parlais de patience, il en fallait car tout était beaucoup, beaucoup plus long. Il y avait peu de réponses à toutes ces questions essentielles : Comment fonctionne une machine ? À quoi sert un condensateur ? Doit-il être gros ou petit ? Quelle incidence va-t-il avoir sur la machine ? Quid de la taille des bobines ? Et l’épaisseur des ressorts ? J’ai beaucoup appris dans mon lit le soir, en réfléchissant à toutes ces questions de mécanique. Car dans les années 1990, le voodoo du tattoo était dans le réglage des machines. Tout le monde voulait connaître ceux du voisin. Mais très peu étaient ceux qui savaient ce qu’ils faisaient et encore moins nombreux étaient ceux qui savaient l’expliquer.

Ce voodoo du tattoo est aujourd’hui balayé par le Pen, cette machine à tatouer de nouvelle génération, tu l’as aussi adoptée ?

Je l’utilise de temps en temps. C’était important de ne pas rester sur le côté dans des positions du type : « Le tatouage ça se fait avec des coils ». C’était nécessaire de connaître son fonctionnement, de pouvoir en parler. Son principal avantage est son immédiateté, bien qu’il conserve une part d’obscurité. Peu d’interventions sont possibles sur le Pen. Il n’existe que trois boutons : ON/OFF ; Fort ; Pas fort. Je simplifie certes un peu car le modèle dont je me sers est assez basique et d’autres possèdent plus de fonctionnalités.

C’est une frustration pour l’artisan exigeant ?

L’artisan s’adaptera à son outil s’il doit le faire. Mais le principe de base c’est que l’artisan choisit et adapte ses outils à ses propres besoins. Ce qui est plus difficile dans le cas d’un produit industrialisé. Ne nous voilons pas la face, nous sommes dans le business maintenant.

Quelle utilisation fais-tu du Pen ?

De ma courte expérience, je trouve qu’il est un peu laborieux pour faire des lignes et des dégradés de gris. Le Pen est moins subtil que la coil, moins organique, il offre moins de feeling. Contrairement, à ma petite Micky Sharpz que j’ai depuis plus de vingt ans. C'est un prolongement de ma main. Nous sommes un duo ! Le Pen, c’est bien pour faire un truc bête et méchant comme un aplat de couleur. C’est aussi reposant. Quand tu es fatigué, tu n’as pas à réfléchir et les petites cartouches remplacent la douzaine de machines. Sans compter le silence de l’engin. Au début, j’étais angoissé par cette absence de bruit, de vibration et le caractère globalement glacial de l’outil. Je l’utilisais pendant quinze minutes avant de le reposer. Mais on se fait à tout.

Parlons de ton futur, à quoi ressemble-t-il ?

À un truc complètement magique et irréel. Je vais enfin pouvoir m’enlever ce petit caillou dans la chaussure que représentait la vie en ville. Je pars habiter sur la côte basque, entre forêt et océan, dans le petit village de Messanges situé à une heure et demie au sud de Bordeaux et trois quart d’heure au nord de Biarritz.

Tu continueras à tatouer ?

Bien sûr. J’aurai bientôt une nouvelle enseigne - le nom est encore en discussion - et tout se fera sur rendez-vous.

Ce rapprochement avec la mer est aussi celui avec le surf que tu pratiques assidûment. Ton tatouage tire-t-il des bénéfices de ta pratique ?

Cela va paraître un peu philosophiques mais j’y retrouve l’idée de la trajectoire, de la ligne, du flow, de la persévérance. Le surf est certainement une des disciplines les plus ingrates que je connaisse. Son apprentissage nécessite de prendre en compte beaucoup de paramètres, de supporter des heures et des heures de sessions pourries pour arriver à des moments complètements magiques mais terriblement courts. Il faut être à la fois tonique, endurant et souple. J’apprécie aussi la recherche d’équilibre entre le corps et l’esprit. Je fais souvent la comparaison avec des sports de combat comme le Taï-Chi ou le Kung-Fu et toutes ces disciplines martiales qui sollicitent le travail des énergies. La force est orientée sur la puissance, tout en conservant flow et agilité. J’ai cela en tête quand je trace des lignes. Je manipule mon client, il sent que je suis avec lui, nous sommes en rythme et nous luttons ensemble pour atteindre notre objectif commun.

Comment viens-tu au surf ?

C’est un rêve de gosse. Je faisais du windsurf à l’époque, quand j’habitais avec mes parents vers Marseille, à Saint Laurent du Var - je suis originaire de Bourgogne -, mais je ne connaissais pas les vagues. J’en rêvais pourtant quand je voyais dans les pages des magazines des mecs pratiquer à Hawaii, en Californie. Surfer dans les vagues, c’est un truc qui n’existait pas en Méditerranée. J’ai finalement découvert sur le tard, en 2001, et j’ai eu la joie de partager cette discipline avec ma chérie.

Il y un lien avec la nature et les éléments que l’on retrouve dans l’iconographie notamment asiatique que tu tatoues.

Ce qui m’intéresse dans le surf, c’est l’absence d’artifices. C’est à la fois super riche et très simple. C’est quelque chose que l’on retrouve dans le tattoo et me donne envie ces prochaines années de tatouer à la main, d’explorer par exemple la technique japonaise du tebori, mais aussi celle qui se pratique à Bornéo en Indonésie.

Ton style s’inscrit entre deux pôles très fort : le style asiatique et le tribal. Parmi les grandes traditions tribales, lesquelles ont eu une résonance particulière pour toi ?

Celle de Bornéo. C’est vraiment puissant. Ensuite, il y a tout le tatouage du Pacifique, marquisien et maori. Je précise que je fais ça avec beaucoup d’humilité. Je suis un petit blond, à Lyon, je me rends compte de l’appropriation culturelle et je comprends que cela puisse froisser certains. Mais j’ai une approche ethnique de ce style. Ce qui m’intéresse ce sont les lignes fortes, le fait que l’on puisse tordre les sujets, les adapter au corps, avoir une composition assez libre malgré un cadre précis.

Il y a des tatoueurs dont tu sens proche ?

Dans le tattoo, je pourrais être inspiré par des mecs comme Sam Rivers qui fait un tatouage noir, ethnique, ornemental, et qui est à mes yeux puissant, beau et couvrant. Ce que fait Gakkin aussi ne laisse personne indifférent, c’est toujours très engagé. J’aime le noir et j’aime quand ça enveloppe. Il y a un truc qui m’a toujours tenu à coeur dans le tattoo c’est d’avoir deux niveaux de lecture. Une très impactante et immédiate, une autre qui invite à entrer dans le tatouage et à contempler les détails.

Quelles sont les vertus du noir ?

Contraste, puissance et la solidité.

Le tatouage maori et marquisien est construit de façon à pouvoir s’étendre à l’ensemble du corps, comme le Japonais, et tu travailles aujourd’hui presque exclusivement des tatouages grand format. Comment s’est faite cette progression ?

J’ai fini mon premier body-suit il y a deux-trois ans donc c’est tout frais, mais cette évolution s’est faite naturellement, dans l’ordre des choses. Par la force des choses aussi puisque le tatouage reste et que les gens sont contents de venir me revoir. Alors on en rajoute et au bout d’un moment cela fait des body-suits. À cela il faut ajouter la diffusion des images à outrance grâce à internet puis Instagram ainsi que la démocratisation du tatouage. Les gens sont habitués et ont eu accès à plus d’informations. Il y a dix ans, on passait le cap psychologique de venir se faire un bras. Il y a vingt ans, c’était toute autre chose.

Quelle satisfaction cela représente de travailler sur des très grands formats ?

J’ai besoin de place. Ici le studio est super grand, je vais me foutre au vert ou j’ai de la forêt et l’océan… Il me faut de la place. Pour la première expo que j’ai faite ici, il y a cinq ans, je me suis lancé direct sur des grands formats. Je n’arrive pas à concevoir le tattoo sur une pièce et à savoir comment il s’arrête. La première idée qui me vient c’est : Qu’est qu’il va y avoir autour ? Ensuite, si on me demande de faire un patch, au milieu d’autres, alors je vais m’appuyer sur l’environnement pour construire. Si il y a des blancs, ils serviront ce qu’il y a autour, comme en musique.

Tu penses à tes pièces en cours en-dehors des heures de travail ?

Tout le temps. C’est mon poumon. Puisque tout est évolutif je réfléchis à tout. Je suis un technicien. J’ai une rigueur, un process. On peut tout faire mais avec beaucoup de contraintes. J’ai juste besoin d’être mis le pied à l’étrier, avec un thème, un sentiment, et une dimension, à partir de là je construis dans le cadre du corps mais aussi de la sensibilité que j’ai en face de moi, et que j’essaie de servir au mieux. Ensuite, il y a ce que je sais faire et ce que je veux faire. Au final, si on arrive à tout concilier, c’est parfait.

Qu’est-ce qu’on peut te souhaiter pour tes 30 prochaines années de tatouage ?

De pouvoir affiner mon chemin, aller là où je dois aller, et que je puisse toucher ce truc que je cherche depuis tant d’années.

Qu’est-ce que c’est ?

Je ne sais pas, je cherche. J’ai depuis toujours l’impression d’avoir un truc coincé dans le bide et j’ai besoin un jour de le faire sortir. J’aimerais aller vers plus d’abstrait, avec plus de noir et plus d’ethnique. C’est déjà ce que je fais. Je fais du japonais en le concevant comme un boulot tribal ou ethnique mais j’aimerais que cela se voit plus. Que ce soit plus graphique, plus simple, plus plat, plus ornemental, tout en gardant cette image asiatique au sens large que je trouve magique, qui m’amène au voyage, à l’exotisme, aux racines. + IG : @mathiasbugo