Prisée des jeunes en perdition du monde entier pour sa fascinante vulgarité, Khao San Road abrite aussi une autre pépite : le shop BKK Ink, tenu par une équipe franco-thaïlandaise partie à la conquête du monde du tatouage. Portrait de ces deux tatoueurs sortis de nulle part ou presque, en direct des bas-fonds grouillants de Bangkok.
À BKK Ink, pas d'orientalisme frelaté. Le salon est lumineux, hyper-clean, les murs sont blancs et les canapés en cuir noirs. Tony, trentenaire affable, nous accueille à la tombée de la nuit. Français expatrié en Thaïlande depuis une dizaine d'années, il a ouvert ce shop au bout de Khaosan Road, la rue des backpackers en shorts fleuris, la rue où débute le périple sauvage de Leonardo Di Caprio dans The Beach, la rue où on peut manger des scorpions grillés, se faire grignoter les pieds par de la poiscaille, caler un trip pour le Cambodge et s'offrir un coma éthylique pour cinq euros. Mais le quartier est aussi un endroit stratégique qui voit passer deux millions de touristes par an. « Avec ma copine, je traînais dans le milieu du tatouage thaïlandais depuis longtemps. J'ai rencontré Ball et Tom, qui voulaient voler de leurs propres ailes et ne pas bosser dans les shops des autres pendant des années. On s'est alors associés, je m'occupe de la gestion du magasin et eux du tatouage ». Ball et Tom acquiescent poliment.
Dans un pays où l'ascenseur social est en panne depuis l'époque du royaume de Siam, l'histoire de Ball, 24 ans, casquette à l'envers et sneakers brillantes aux pieds, a tout l'air d'un conte de fées. Issu de la masse laborieuse du pays, il arrête l'école à 14 ans et commence à pousser les chariots des commerçants au marché de nuit pour moins de 150 euros par mois. Au cœur de l'univers moite des petites mains, il rencontre des tatoueurs de rue qui acceptent de lui laisser monter leur stand et de lui apprendre quelques trucs. Il copie, dessine, s'acharne, s'entraîne sur quelques amis puis à 19 ans, rencontre Tony. « Il m'a menti sur le fait qu'il avait déjà tatoué de façon professionnelle, mais ça n'a aucune importance, j'ai regardé ses dessins et vu qu'il était largement au-dessus du lot » raconte Tony. Cinq ans plus tard, son travail est acclamé, son salaire a été multiplié par 40, il a remporté le premier prix au Mondial parisien pour un dos complet et il voyage au gré des conventions asiatiques.
Son compère peut aussi se féliciter d'un parcours remarquable. Gars de la campagne, Tom commence à tatouer ses copains vers 22 ans, avec une machine qu'il a fabriqué lui-même en récupérant une batterie de radio-cassette. Après la naissance de ses deux enfants, il doit arrêter pour faire vivre sa famille décemment et trouve un job dans une usine de mécanique. Mais il se remet rapidement à fabriquer des machines de tatouage, à s'insérer dans le réseau des tatoueurs de la ville, puis recommence à tatouer de façon sérieuse. Avant de trouver sa place à BKK Ink, il bosse régulièrement pour un patron qui l'envoie pour des missions de trois mois en Corée du Sud. Le deal ? Tatouer des bodysuits à des mafieux dans des chambres d'hôtel capitonnées, car le tatouage est interdit là-bas. Pour 2000 euros par mois, belle somme en Thaïlande, mais aucune considération pour son travail artistique. « Je suis content de travailler ici dans le respect, je veux continuer à faire mon chemin, faire des conventions à l'étranger avec eux et m'améliorer dans le tatouage oriental. J'ai passé ma vie à regarder et admirer le travail d'autres tatoueurs, j'ai envie de creuser mon style maintenant » ajoute Tom.
Ce qui n'est pas forcément une envie courante, explique Tony : « Les tatoueurs en Thaïlande sont des 4x4, ils peuvent quasiment piquer tous les styles, tous les motifs. Ils ont toujours un peu suivi le mouvement occidental. Les clients thaïlandais aiment surtout le new school et le néo-traditionnel et tous les dessins à la mode, comme les oiseaux. La clientèle européenne recherche beaucoup de tatouage oriental ou japonais. Mais dans notre cas particulier, Ball a déjà ses fans et des touristes du monde entier viennent pour s'offrir une de ses pièces réalistes. Il a la chance d'avoir un don incroyable pour le dessin ».
Le jeune prodige profite désormais du luxe de choisir ses motifs et ses clients. Quand quelqu'un franchit la porte avec une idée de grande pièce compliquée, il est le plus heureux : « Ma passion, c'est le tatouage réaliste et le néo-traditionnel. Il faut qu'il y ait un minimum de travail artistique et de création pour que j'en tire du plaisir. » Une mentalité complémentaire avec celle de Tom, plus flexible, qui n'hésite pas à naviguer de l'oriental au graphique. Tradition oblige, les deux sont aussi amenés à tatouer des tatouages sacrés parfois, les fameux Sak Yant, sur certains Thaïlandais qui ne veulent pas se faire tatouer au temple pour des questions d'hygiène. Tous les tatoueurs connaissent les motifs de base par cœur et envoient le client chez un maître pour les pièces techniquement complexes. Pour l'aspect sacré, les tatoués se rendent de toute façon au temple pour le faire bénir. Et quid des tatouages de Bouddha, question épineuse en Asie du sud-est ? « Il y a une pression des bouddhistes extrémistes sur les tatoueurs pour qu'ils ne fassent pas n'importe quoi avec l'image du Bouddha. Mais ça paraît évident, aucun Thaïlandais ne salira ces icônes. Ils sont eux-mêmes bouddhistes, ils savent depuis qu’ils sont nés ce qui est correct ou pas. Et ils ne le feront jamais au mauvais endroit ou dans une posture scandaleuse, comme un bouddha tatoué sous le pied (la partie la moins respectable du corps chez les bouddhistes, ndlr) ou en train de fumer un joint par exemple... Pareil avec l'image du roi » explique Tony.
La clientèle de BKK Ink se compose pour une écrasante majorité d'Occidentaux, attirés par la célébrité des tatoueurs, la qualité du service et la classe du lieu. « Je pensais que c'était impossible d'avoir une liste d'attente en Thaïlande car les gens ne viennent que quelques jours pour les vacances mais là on est à deux mois. On a construit notre crédibilité petit à petit, je refuse qu'un seul tatouage pourri sorte de ce shop, je suis hyper-exigeant sur la qualité. J'aimerais beaucoup ouvrir un shop à Phuket, il y a une grosse clientèle d'Australiens qui sont friands de grosses pièces. Cela m'ennuie un peu de ne pas avoir plus de clients thaïs, qui pensent que c'est cher chez nous parce que c'est un truc de Blancs. Pourtant nos prix sont les mêmes que chez tous les bons tatoueurs de la ville, autour de 3000 baths l'heure (un peu moins de 70 euros, ndlr) ». souligne Tony.
En plus d'être une avant-garde artistique, BKK Ink a aussi imposé un peu de professionnalisme dans le milieu du tatouage bangkokais. Ils sont les premiers à avoir introduit le concept de licence dans un pays où la loi fait office de décoration d'intérieur : « Je me suis inspiré des contraintes en vigueur dans les pays européens et nous avons réellement inventé une législation dans ce pays, en la présentant aux autorités qui étaient un peu surpris que ça puisse exister. Je voulais que tout soit carré. C'est très simple, si tu ne crées pas la règle, il faut payer régulièrement des bakchichs aux flics et je refuse de rentrer là-dedans ». Tony profite par ailleurs de son activité de revendeur pour pousser les autres tatoueurs qui viennent se fournir en matériel à demander la licence. Plus pro, plus beau, plus confiant, le tatouage thaïlandais sort peu à peu du triumvirat historique prison-prostitution-Sak Yant, et se tient fin prêt pour sa conquête de l'Ouest.
Le site de BKK Ink: www.bkkinktattoo.com Texte: Laure Siegel Photo: P-Mod