Inkers MAGAZINE - Crez

>MAGAZINE>Portraits>Crez

Crez

Partager

CREZ

@pascalbagot

Le grand navigateur Marco Polo rêvait du Japon et des merveilles qu’il pourrait y trouver à l’issue d’un long voyage. Vénitien comme lui, Crez a trouvé son propre trésor dans la culture japonaise du tatouage. Depuis les années 1990, il se charge d’en explorer la richesse et d’en donner une interprétation nourrie de son expérience au Pays du Soleil levant. Aujourd’hui, la quarantaine passée, le punk-rocker est plus que jamais déterminé à perpétuer dans son studio Adrenalink, à Marghera près de Venise, cette conversation entre Est et Ouest.

Quelle est la popularité du style japonais en Italie aujourd’hui ?

Il est très populaire. J’étais le seul tatoueur à faire du japonais en 2003, maintenant je pense qu’il y a une douzaine de collègues. J’étais là à l’avant-garde, probablement, mais j’étais sûr que ce style exploserait un jour.

Comment t’es-tu intéressé à la culture japonaise ?

A Venise, nous avons une relation très proche avec l’Asie depuis 1250 et Marco Polo. Pendant la 2e Guerre Mondiale, nous étions du mauvais côté de l’Histoire, ensemble avec le Japon et l’Allemagne. Puis, ma génération a grandi exposée à la culture japonaise à travers les manga, les anime qui passaient à la télévision. J’étais alors non seulement curieux d’essayer ce que je voyais comme faisant partie de la culture japonaise mais l’art japonais faisait aussi sens pour moi. Les tous premiers dessins que j’ai commencé à regarder de façon obsessionnelle quand j’étais gamin étaient japonais. Donc lorsqu’on me dit: « Mais ce n’est pas ta culture ! » je réponds habituellement : « Eh bien, ce n’est peut-être pas la tienne mais elle fait partie de la mienne ! ». Je n’ai jamais joué au foot de toute ma vie, mais je faisais du karaté quand j’avais 6 ans et j’ai continué pendant longtemps. J’adore l’art italien, bien sûr, mais l’art japonais me parle d’une façon incomparable. J’admire la culture japonaise, je pense que l’oeil de l’étranger peut voir des choses que les natifs considèrent comme évidentes ou inappropriées.

Peux-tu nous raconter ce premier voyage au Japon ?

C’était en 2003, c’était aussi mon premier voyage en-dehors de l’Europe. J’ai eu l’impression d’atterrir sur la planète Mars. Tout était tellement différent de l’Europe. J’ai eu la chance d’aller là-bas et de travailler, avec mes machines planquées dans ma valise - parce que bien sûr le tatouage est toujours illégal au Japon. Des amis m’y attendaient. J’ai pris des tonnes de photos, faits des croquis de lieux représentés dans les estampes de l’Ukiyo-e. C’est important de se confronter à la réalité sinon tes dessins sonnent faux. Et je ne veux pas être l’imitateur de qui que ce soit ; je veux être moi-même quand je dessine. Cela a été comme une révélation. C’était comme avoir un puzzle devant moi avec 10% des pièces. Et puis tu te rends dans un autre endroit où se trouve le reste des éléments. Cela prendra une vie entière de compléter l’image et cette partie là est très amusante.

Au cours de ce parcours, y a-t-il quelqu’un qui ressorte en particulier?

Parmi tous les tatoueurs que j’ai eu la chance de connaître, le tatoueur Yokosuka Horihide (du nom d’une ville située au sud de la capitale Tokyo, Yokosuka) était le meilleur. Cet homme a élevé les motifs de l’ukiyo-e à un autre niveau, le sien, les redessinant tous pour en faire des tatouages. C’est probablement le premier, à mon avis, à avoir bâti un pont entre l’Ukiyo-e et le tatouage. Parce que les autres tatoueurs japonais d’expérience que nous connaissons, reproduisaient soit les estampes sur le corps, ont soit développé différents designs –bons ou mauvaises- ou ont apporté leur expérience de peintre au tatouage. Horihide était un artiste autodidacte. Il est le premier à avoir vraiment décrypté la façon selon laquelle les estampes sont dessinées avant de les traduire en tatouages. J’admire son travail depuis longtemps. Il a été une influence très importante.

Plus précisément, qu’as-tu appris de son travail ?

J’adore la balance que l’on y trouve, la force de ses personnages et leur unicité. Ses tatouages habillent parfaitement le corps de ses clients, à tel point que l’on oublie qu’ils sont tatoués. Les corps semblent parfaitement naturels. Quand le tatouage semble trop « appliqué » ce n’est pas bon. Il a fait 600 body-suits et c’est une expérience que ne reconnaissent plus les gens aujourd’hui, ils se contentent de regarder le nombre de followers sur Instagram. Mais le plus important est le nombre de personnes à porter ce travail énorme que tu as réalisé. Tu te sens responsable de ça. Au Japon ils disent : « Il faut se sentir responsable pour ses clients ». Oui, parce que tu dois toujours être capable de terminer les tatouages que tu as commencés. C’est très professionnel. Et ceci je l’ai appris là-bas, parce que je n’avais pas d’enseignants ici, tout le monde fait son propre truc ; certains sont bons, d’autres pas. Au Japon c’est une école qui s’étend sur plusieurs générations. Chaque artiste contribue à l’évolution de son Ichimon (sa famille). Le résultat qu’un artiste obtient est le travail de ceux qui étaient là avant et qui continue de vivre grâce aux nouvelles générations.

Au cours de ton étude du tatouage japonais, quelle aide t’a-t-il apportée?

Yokosuka Horihide a pris mes dessins et les a corrigés, comme un maître l’aurait fait. Il m’a donné quelques conseils qui ont changé ma vie pour améliorer aussi mes dragons. Par exemple, il m’a dit : « Le corps de ton dragon est le corps d’un serpent, c’est une erreur ». Les lignes du corps d’un dragon ne devraient pas être parallèles et ressembler à la forme d’un tube, elles doivent bouger. Il m’a expliqué aussi le choix des couleurs, des choses qui sont différentes dans la réalité mais dont nous ne nous préoccupons parce que c’est beau sur le corps. Il parlait beaucoup de la forme que les choses devaient avoir, de la proportion d’une poitrine qu’il était juste de tatouer, du nombre de couleurs, de la quantité de détails, etc. Cela a changé mon travail et l’a fait grandir, un travail adulte. C’était mon juge. J’appréciais ses critiques et aussi ses appréciations.

En parlant des dragons, c’est un motif que tu aimes particulièrement, pourquoi ?

C’est un mélange de plusieurs techniques à étudier pour dessiner de façon fluide. Quand j’ai lu la vie d’Hokusaï, j’ai appris qu’il desinait un karajishi (lion chinois) tous les matins. Je fais la même chose depuis avec les dragons. Presque tous les matins je fais un croquis : une tête, des griffes, un élément du corps, etc. C’est un motif qui transmet une bonne énergie en le faisant. La raison pour laquelle mes dragons ont les yeux qui se croisent vient de la tradition de l’ukiyo-e. Ainsi, quand il s’agit pour les acteurs de Kabuki d’exprimer la force, il faut normalement croiser les yeux. Parfois il y a aussi une petite ironie et une petite folie dans les représentations de dragons que l’on peut voir dans les temples. Mais le dragon est une force folle, une force de la nature. Enfin, les dragons font de parfaits tatouages, ils se placent facilement partout sur le corps. Ils sont bons dans n’importe quelle taille.

Très tôt tu t’es plus intéressé au look classique du tatouage traditionnel japonais qu’à son interprétation développée en Europe, par exemple par Filip Leu, que même les artistes japonais ont fini par copier…

Tous mes amis au Japon me disaient : « Tu ne fais pas du tatouage japonais, tu fais ton propre style ». Je me demandais pourquoi ils me disaient ça. Quand je suis allé voir Yokosuka Horihide il a dit en voyant mon travail: « « Ca c’est du vrai tatouage japonais ! ». Donc, les gars, c’est de lui que vous devriez apprendre ! Ils faisaient comme tu le disais le style de Filip Leu, ils étaient plus impressionnés par Mick (anciennement tatoueur à Zürich, maintenant à Rehetobel, toujours en Suisse) et Filip que par les tatoueurs traditionnels japonais. Et puis j’ai vu le travail d’Ivan Szazi et d’autres faire aussi du old-school ! Cela voulait dire que d’autres personnes comprenaient mon goût. La difficulté était de faire aimer aux gens ces designs sur papier avant de les appliquer sur la peau, alors qu’ils n’avaient pas le même look aussi séduisant que les dragons en 3D de Filip Leu par exemple. De mon point de vue, c’est plus sérieux et élégant pour un tatouage. C’est un mot que m’a appris Horihide : « élégance ». C’est la chose la plus importante dans le tatouage japonais. Au Japon il l’appelle « ikki ». C’est un mélange d’élégance et de manière. Quelque chose que je comprends vraiment.

En tant que tatoueur italien spécialisé dans le style japonais, quelle serait ta réaction si un jour on te disait que le tatouage japonais devrait être seulement réalisé par des Japonais ?

Les gens peuvent bien dire ce qu’ils veulent ! (rires). Je laisse mon travail parler de lui-même. Tu veux me dire que je n’existe pas ? J’ai travaillé et voyagé à travers le Japon tous les ans depuis 2003. J’ai fait beaucoup de recherches sur le terrain. Il y avait peu de publications en Occident à l’époque, internet n’était pas la source de référence qu’elle est devenue aujourd’hui. Donc la seule façon était de se faire une expérience par soi-même et je l’ai fait, en prenant des risques dont j’ai tiré une gratification : le savoir. Les mêmes personnes qui disent que les Occidentaux ne devraient pas faire de tatouage de style japonais sont les mêmes qui disent que les Japonais ne devraient pas porter de jeans, de jouer du violon ou de manger des pizzas… les échanges culturels rendent nos sociétés plus fortes.

Tu peins en parallèle du tatouage. Quelle influence cela a-t-il dans ton processus de création ?

C'est fondamental. J'ai commencé à peindre en tant que tatoueur comme tout le monde, en peignant au flash. Le tatouage demande de la concentration et c'est physiquement très exigeant. Il faut enrouler les doigts autour du grip et être stable avec la machine pendant que vous étirez la peau. Parce qu’il faut s'occuper de beaucoup de paramètres : il y a une tension. Les peintures -comme les dragons- que je fais sur de grands papiers scénographiques sont beaucoup plus relaxants. Cette énergie opposée contrebalance celle pour le tatouage, pour votre corps et votre esprit. J'aime donner l'idée d'une peinture dans mes tatouages. Par exemple, j'utilise beaucoup de dotwork dans mes tatouages, j'aime l'effet de la peinture sumi et j'essaie de reproduire des aspects de cette technique sur la peau humaine.

Tu as ouvert ton premier studio en 1997 à l’âge de 21 ans. Quel est ton regard aujourd’hui sur le milieu du tatouage ?

Le tatouage au début des années 90, était une révolution artistique. Nous avons eu la chance - et nous l’avons toujours- de la transmettre dans la société. Les gens qui n’étaient pas intéressés par l’art contemporain étaient attirés par le tatouage et son iconographie. Il a influencé la mode, le graphisme, il a aussi changé l’imagerie contemporaine. Le tatouage est un art populaire, il parle aux gens, c’est accessible, quelque chose qui manquait je pense. Je suis heureux quand je vois des gens discuter d’art et de peinture, quand je vois qu’ils ressentent la beauté cachée derrière. Le tatouage a été pour beaucoup d’entre nous, une clef pour comprendre l’art. Aujourd’hui, avec les grosses entreprises qui investissent dans le milieu, les choses sont encore en train de changer. L’art du tatouage est en train de perdre sa magie et nous risquons de le ramener dans les ténèbres. Ce n’est pas si important d’être bon techniquement. Tu peux être le meilleur du monde, le tatouage reste une forme de communication. Et si tu n’as rien à dire, alors ta mission échoue. Les gens comprennent ça, d’autant plus parce qu’ils le porteront sur eux. Personne ne veut emmener sur soi le souvenir permanent d’un idiot.

Tu as des opinions politiques très marquées, comment affectent-t-elles ton travail ?

Je suis un anarchiste et je l’ai toujours été. Ma philosophie s’appuie sur le respect des autres et celui que j’ai envers moi-même. Je ne supporte pas ceux qui ne respectent pas les autres. J’ai chanté dans un groupe de Oi !, et donc je ne veux pas faire de tatouages sur des boneheads, des skins nazis, mais je suis content d’apprendre que certains souhaiteraient se faire tatouer par moi. Mais cela n’arrivera jamais (rires). Le tatouage est quelque chose d’intime et très complexe. Il faut pour cela passer ensemble beaucoup de temps. Comment pouvons-nous faire quelque chose de beau si nous ne nous apprécions pas ? Pourquoi viendrais-tu te faire tatouer par quelqu’un que tu hais ? Le monde a beaucoup changé ces dernières années, mes opinions sont peut-être fortes, mais ce que je vois c’est que les gens sont devenus de plus en plus extrême sur leurs positions. La haine est devenue à la mode. J’apprécie les conversations politiques avec des gens ouverts, c’est toujours une leçon pour moi. Mais si ta politique incluse une élimination phyisique des minorités, pour moi, tu ne mérites pas d’être écouté et ce, quel que soit le drapeau que tu défends. Je respecte mes ennnemies, mais je ne les tatoue pas. C’est aussi une forme de respect. CONTACT : http://www.adrenalinktattoo.com https://www.facebook.com/adrenalink/ https://www.instagram.com/crez_adrenalink/