Après avoir dévoré les films classiques comme Alien et Prédator dans son enfance, raté sa carrière dans le dessin animé et s’être brillamment reconverti dans le tatouage, Vitaly Morozov, originaire de Moscou, serait un homme heureux dans son pays s’il n’avait pas du le quitter pour fuir les conséquences de la guerre en Ukraine et mettre sa famille à l’abri. Artistiquement, le Russe s’est fait connaître pour son style graphique sombre, aux compositions complexes et très détaillées. Un univers qui s’est construit autour de références aux films d’horreur, aux anime, aux jeux videos et à l’architecture, dans lequel il trouve toujours, malgré les difficultés actuelles, un réconfort inconditionnel.
Salut Vitaly, tu nous fais une présentation rapide s’il te plait ?
Bonjour ! Mon nom est Vitaly Morozov. Je suis né et je vivais jusqu'à récemment à Moscou, en Russie. J'ai 33 ans. Je suis un artiste tatoueur depuis treize ans et j'aime mon travail.
La Russie est aujourd’hui en guerre contre l’Ukraine, quelle est l'atmosphère à Moscou maintenant que le président Poutine a décrété la mobilisation des réservistes. Comment cela se passe pour toi ?
Je pense que c'est mauvais. Tout le monde est paniqué et beaucoup de gens essaient de quitter la Russie. Je suis l'un d'entre eux. Ma femme et moi avons quitté le pays il y a cinq mois et maintenant nous essayons de devenir citoyens dans un pays étanger. Je ne peux pas te dire lequel actuellement mais nous avons eu la chance de partir au bon moment. Beaucoup de gens sont dans une situation bien pire. Mon frère a été appelé à la guerre. Il essaie de se cacher. Malheureusement, il n'a pas la possibilité de quitter la Russie en ce moment. J'espère donc que tout finira par s'arrêter
Quel est ton parcours avant de tatouer ?
Je suis à l’origine dessinateur de bandes dessinées. Je devrais dessiner des dessins animés mais en fait je n'aime pas vraiment ça. J'ai essayé de trouver un emploi dans ma spécialité, mais c'était trop difficile et j'ai échoué. L’industrie du dessin animé en Russie est en très mauvais état actuellement. J'ai donc décidé d'essayer de trouver n'importe quel emploi en rapport avec le dessin. Après beaucoup de tentatives et d'échecs, j'ai finalement été employé dans une bibliothèque. Je faisais de la conception de stands, je dessinais des affiches pour des écrivains célèbres et autres personnes de ce genre. Mais la plupart du temps je parlais avec des grands-mères. Elles étaient mes seules collègues dans la bibliothèque. C'était donc une période assez ennuyeuse mais j'étais satisfait car, au moins, j'avais un travail.
Que se passe-t-il ensuite ?
En surfant un jour sur le net j’ai vu la photo d'un homme portant une manchette japonaise et j’ai beaucoup aimé ce style. Je voulais la même alors j’ai commencé à dessiner des tatouages japonais, pour moi, mais c’était super nul. Je me suis malgré tout intéressé de façon plus approfondie à l'art du tatouage, découvrant ainsi de nouveaux styles, des artistes que j’essayais de copier. Instagram n'existait pas à cette époque et il y avait si peu d'informations disponibles... J'avais cependant beaucoup de temps libre dans mon travail alors je dessinais beaucoup. Après six mois à la bibliothèque, j'ai finalement été licencié. Ce n'était pas ma faute, la bibliothèque n'avait tout simplement pas d'argent pour les artistes comme moi. Cela a représenté un gros stress. Je ne savais pas comment m’en sortir, j'ai donc décidé d'essayer de faire des tatouages.
Comment t’y prends-tu pour apprendre ?
J'ai trouvé celui qui allait m’enseigner sur Internet. C'était un bon vieux tatoueur. Il a regardé mes dessins qu’il a beaucoup appréciés et j'ai eu la chance d’être immédiatement accepté comme apprenti. En plus de m’apprendre à tatouer il m'a fait connaître beaucoup de tatoueurs fantastiques tels que Guy Atchinson, Aaron Kain, Jeff Gogue, Shige et bien d'autres. Leurs œuvres étaient totalement folles pour moi. En somme, je suis tombé amoureux du tatouage grâce à lui. J'asseyais de copier les artistes que j’aimais en pensant qu'un jour je deviendrais aussi célèbre qu’eux. Depuis tout ce temps, c'est toujours mon objectif, et je pense que j'ai fait pas mal de progrès de ce point de vue.
Tu nous parles un peu de ta culture graphique ?
Ma sœur aînée et ma mère dessinent un peu et quand j'étais enfant, je pensais qu'elles étaient les meilleures dessinatrices du monde. Ma sœur étant particulièrement douée, je me demandais si je pourrais un jour l’égaler ; elle a été une grande source d'inspiration pour moi. J'étais obsédé par des séries comme "Biker Mice from Mars" et particulièrement par les monstres de "Ghost Busters". Vers 4-5 ans, je dessinais sans cesse des choses de ce genre. Mes dessins d'enfance ont pendant des années ressemblé à des bouquets de piques, de griffes et de bouches avec une grande quantité de crocs. Ma mère était effrayée. Il faut reconnaître que c'est étrange pour un petit enfant de ne dessiner que des monstres. Elle a fini par m'emmener chez un thérapeute pour lui montrer mes dessins, ce à quoi il a répondu que je n'avais pas de problème et que je pouvais continuer à faire ce qu’il me plaisait.
Il est difficile de ne pas penser à Alien, Predator et Giger quand on voit tes tatouages. Quand ces influences viennent-elles?
Mon père a acheté des cassettes vidéo, c’est en les regardant je suis devenu un grand fan de cinéma. J'ai adoré Alien et Predator. Je les visionnais plusieurs fois par jour. Ces films ont été une grande inspiration pour moi. D'aussi loin que je me souvienne, j'ai toujours essayé de capturer les personnages des films que j'aimais pour les mettre sur papier. J’en regardais beaucoup, ainsi que des dessins animés. C'était agréable, c'était l’enfance, j'aimais m'échapper du monde réel en dessinant constamment. J'aime toujours ça. J'ai fini par grandir et, pour une raison quelconque que j’ai oubliée depuis, j'ai commencé à m'intéresser à l'architecture et à la décoration intérieure. Je dessinais des bâtiments et faisais des plans d'appartements. C'était vraiment cool. À 12 ans j'ai décidé d'être architecte. Jusqu'à l'âge de 16 ans, j'ai surtout dessiné des sujets en lien avec l'architecture puis j'ai appris le dessin académique à l'université où je voulais entrer avant d’échouer à l'examen de mathématiques, et mes rêves se sont brisés. Mais maintenant je comprends que c'était pour mon bien. Les architectes c'est ennuyeux et le tatouage c'est super, tu peux dessiner tes propres trucs et ça, c'est merveilleux.
Outre les monstres, la science-fiction et les robots semblent t’inspirer. Peux-tu nous parler de l'inspiration que tu trouves en imaginant d'autres mondes ?
Tu sais, mon imagination n’est pas très bonne et je ne peux pas complètement créer quelque chose par moi-même. Je me contente de consommer beaucoup d'art différent et je prends des détails, des éléments que j'aime, des idées dont je me sers pour essayer de créer quelque chose de nouveau. La chance que j’ai c’est qu’il est possible de trouver de bonnes idées partout. Surtout à l'endroit où l'on ne s'attend pas. Mais généralement, j'utilise Pinterest.
L'influence japonaise vient-elle de ton intérêt pour le tatouage et les anime ou est-ce la culture ancienne qui t’intéresse ?
J'aime beaucoup la culture japonaise. J'étais un grand fan d'anime quand j'étais plus jeune. J'aime les tatouages, le style artistique et les jeux vidéo japonais. Je préfère la culture ancienne, surtout dans mon art. Si tu regardes mes œuvres, tu n'y trouveras aucun élément moderne. Il n'y a que des personnages du passé.
Le motif du visage féminin est récurrent dans ton travail. Quelle fascination exerce-t-il à tes yeux ?
Je pense que le visage féminin, en particulier le beau visage féminin, a un effet énorme sur le spectateur. Il attire son regard et l’incite à s’y arrêter, comme une magie qui capte son attention. Il peut donner au spectateur des sentiments et un contact unique, qu'aucun objet ne peut égaler. C'est donc une image puissante. Et j'aime dessiner des portraits de femmes.
Ton point de vue semble avoir évolué ces derniers temps, avec des visages moins expressifs, presque comme des robots. Qu’en penses-tu ?
Je ne dessine jamais de robots et toute ressemblance est un accident. Mais je veux ajouter à mes portraits un aspect plus "extraterrestre". Je ne veux pas dessiner des Terriennes. Je veux dessiner des formes qui sont au-dessus de l'humanité et de notre nature animale. Tu sais, comme des créatures mythiques ou spirituelles.
Ces figures sont aussi décorées de nombreux ornements très élaborés. Tu t’intéresses aux bijoux ?
Oui, bien sûr, mais je ne suis pas une grand expert. Je cherche simplement des photos de bijoux qui me plaisent sur Pinterest. J'ai besoin de référence pour tous ces détails dans mes œuvres. Et les bijoux sont l'une de mes sources. J'essaie de trouver des formes intéressantes partout. J'aime particulièrement les bijoux anciens, nos ancêtres les faisaient si bien. Beaucoup mieux en tout cas que les modernes de mon point de vue.
Tous ces détails demandent du temps. Quel travail préparatoire représente par exemple un bras et combien de temps faut-il pour le tatouer ?
Comme je fais la plupart de mes pièces sur l'avant-bras, je vais prendre cet exemple. Évidemment, au début, nous discutons de notre projet avec le client. Ensuite, je demande à prendre ses mesures puis, je commence à dessiner un motif. Parfois, cela peut prendre plus de temps que le tatouage. En général, il faut compter 15 heures pour le dessin et environ autant pour le tatouage.
Tu travailles avec une palette de couleurs très limitée, pourquoi ce choix ?
Je ne travaille qu'en noir et gris avec en plus une couleur. Je faisais des tatouages colorés quelques années auparavant mais je n'étais pas satisfait du résultat. Je pense que je suis mauvais dans le mélange des couleurs. J'aime l'aspect monochrome des tatouages. Je pense que cela correspond bien à mes capacités. Mais je veux garder la luminosité et le contraste que les couleurs peuvent donner, alors j’en ai conservé une. Pour mes œuvres, je choisis dans les couleurs suivantes : le rouge, sarcelle et jaune et leurs nuances. La raison est simple : ces couleurs font un meilleur contraste avec le noir.
En terme de culture artistique, quels sont les artistes et les tatoueurs que tu aimes ?
Bien sûr, il y en a beaucoup : Jacob Gardenr, Cristian Casas (@kasasink), Andresinkman, Javier Franco, Derek Noble et beaucoup d'autres. Je respecte chaque tatoueur qui dessine et essaie de créer quelque chose d'unique. Ils font avancer la culture du tatouage ! Mais en général, je préfère me tourner vers les artistes traditionnels plutôt que les tatoueurs. Je ne copierai ni ne prendrai les idées chez aucun d’entre eux. Quand je vois quelque chose de bien j'ai toujours envie de le copier, mais j’évite de le faire. Je préfère aller chercher l'inspiration et les idées ailleurs, dans un autre champ artistique. Par exemple, je suis un grand fan d’illustrations de livres de contes de fées. J'aime aussi les artistes russes Genadi Spirin, Olga et Oleg Dugini, Pavel Tatarnikov. J'aime certains artistes traditionnels modernes comme Gigi Cavenago, Jaoa Ruas, Sergio Toppi et, bien sûr, Alphons Mucha (pas si moderne). Et puis certains artistes médiévaux, pas exactement un, mais toute cette ambiance. J'adore la direction artistique de Fromsoftware (société japonaise de développement de jeux, ndlr). C'est une grande source d'inspiration pour moi, notamment les jeux Dark Souls et Bloodborne.
Parlons de la culture du tatouage en Russie, le regard a-t-il changé depuis la culture du tatouage en prison ou est-il toujours mal perçu ?
Nous avons fait de bons progrès. Aujourd'hui, seule l'ancienne génération pense que les tatouages sont réservés aux prisonniers. La culture du tatouage est très populaire ici et l’été, tu peux voir un étranger sur deux avec un tatouage sur le corps. Mais être tatoué peut toujours te créer des problèmes au travail, s’ils sont dans des endroits visibles comme les mains, le cou ou le visage. Je connais quelques personnes qui ont été renvoyées de leur emploi parce qu'elles avaient des tatouages sur les mains. + IG : @mvtattoo