Le tatoueur russe Slava Starkov, originaire de Saint Petersbourg, a trouvé dans la tradition orientale la combinaison parfaite qu'il recherchait entre l'art et le tatouage. Il façonne depuis sa propre appréciation du style japonais en mettant l'accent sur l'impact, le mouvement et la technique. Style qu’il pratique aujourd’hui à la main, selon la technique du tebori, satisfaisant ainsi sa quête d’authenticité.
À quoi ressemblait le monde du tatouage en Russie quand tu as commencé ?
Quand j'étais enfant, on ne pouvait voir des tatouages que dans les bains ou les saunas. Difficile pour autant d'appeler cela des tatouages, car il s'agissait de simples gravures soviétiques faites maison sur la peau, en général à l'armée ou en prison. Quant à moi, j'ai commencé en 1999 à 18 ans, alors que j’entrai à l'université de Saint-Pétersbourg pour étudier l'ingénierie de l'eau. À cette époque, les tatoueurs professionnels étaient rares et les meilleurs se nommaient George Bardadim, Bi Joe et Taras Shevchenko. La majorité d’entre eux utilisaient des machines qu’ils avaient fabriquées eux-mêmes ou importées de pays étrangers. Il y avait bien des studios de tatouage à Saint-Pétersbourg mais beaucoup de tatoueurs travaillaient dans des salons de beauté, installés dans une pièce séparée, et d’autres travaillaient à domicile. Le style tribal était populaire et la plupart faisaient des tatouages en noir et blanc. Si le rêve ultime pour les tatoueurs était de faire du réalisme, peu s’intéressaient cependant aux styles traditionnels, comme le old school et le japonais. C’est à Moscou cependant que l’on trouvait les tatoueurs les plus sérieux et c’est lorsque internet est apparu que j'ai appris que certains y réalisaient des tatouages de style occidental, c'est-à-dire old school et new school. Ils utilisaient du matériel professionnel et leurs tatouages étaient très brillants, saturés. J'étais vraiment impressionné, cela m’a donné envie de faire quelque chose de similaire.
Dans quel style t’es-tu lancé ?
J'ai surtout aimé le style new school américain et j'ai commencé à copier les tatoueurs moscovites. C'était difficile car il n'y avait pas d'équipement disponible. J’ai du apprendre à créer une machine à tatouer. La première, je l’ai faite en utilisant le moteur d'un magnétophone et des pièces métalliques provenant d'un kit de construction pour enfants. Puis j'ai tatoué mes amis et mon propre corps. J'ai étudié les techniques pendant plusieurs années dans mon coin. Il était vraiment difficile de se faire des amis parmi les autres tatoueurs, beaucoup d'entre eux étaient dépendants à la drogue et à l'alcool. Je ne pouvais pas communiquer avec eux et progresser. J'étais très jeune. Quelques années plus tard, j'ai rencontré George Bardadim, un véritable maître et de classe internationale, qui m'a donné de bons conseils.
Comment t’es-tu intéressé au style japonais ?
En 2005, je suis venu à Moscou pour travailler dans le plus grand studio de tatouage de Russie. Je faisais à cette époque différents styles, mais je me suis surtout spécialisé dans le new school américain. J'ai beaucoup pratiqué. Chaque jour je faisais presque quatre tatouages. Je travaillais dur et je ne prenais pas de vacances. Un jour, j'ai rencontré un type spécial qui m'a dit que je devais faire quelque chose de sérieux, quelque chose qui pouvait être appelé de l'art. J'ai été très impressionné par ses paroles et cela m'a excité. J'étais obsédé par les tatouages et je rêvais d'en faire toute ma vie. Mais il me fallait, pour atteindre le niveau supérieur, trouver la bonne voie. J'ai commencé à réfléchir au style qui était le plus proche de moi, celui qui parlait à mon âme et j’ai repensé au dos de cet homme que j’avais vu, tatoué avec des carpes contrastées et un noir intense. C’était spectaculaire. Je savais que le tatouage japonais était un art véritable, car il s'était développé en même temps que l'art des gravures japonaises sur bois. J'étais impressionné par la taille de ces tatouages et j'aimais la forme qu’ils prenaient sur le corps humain. Je m’en sentais également très proche car j'ai grandi dans une petite ville et j'avais l'habitude de passer beaucoup de temps dans la nature, entourée d'eau et d'animaux. Je me suis pleinement concentré sur le tatouage japonais en 2006.
Les débuts sont faciles ?
J'ai essayé de copier les célèbres tatoueurs japonais. Le premier livre qui m'est tombé entre les mains était le livre sur Horiyoshi III ("Tatouages du monde flottant" de Takahiro Kitamura, Hotei) et j'ai appris le style en regardant les photos de ses œuvres. Je suis revenu à Saint-Pétersbourg, j'ai quitté le studio dans lequel je travaillais parce que je ne pouvais pas faire les œuvres que je voulais - à cette époque les clients ne voulaient pas de japonais, ils étaient effrayés par la taille – et j'ai commencé à travailler à la maison.
Comment t’appropries-tu le style ?
Tout d'abord, je me concentre sur son aspect spectaculaire et sur les contrastes afin de créer des émotions fortes pour impressionner les spectateurs. C'est la chose la plus difficile. Je pense aussi à la composition, à la taille, à l'équilibre et à l'anatomie humaine. Techniquement, il faut aussi comprendre comment le tatouage japonais a été créé au cours des cent dernières années. Au Japon, les machines ne sont utilisées que depuis les dernières décennies, avant on faisait tout à la main, et la gamme d'outils était très limitée. Cela ne s'appliquait pas seulement aux outils, aux aiguilles, mais aussi aux couleurs et aux pigments. Il est nécessaire de comprendre pourquoi les tatouages japonais ressemblent exactement à cela. L'esquisse du tatouage est réalisée à partir d'une gravure sur bois mais il faut comprendre comment les gravures sur bois étaient créées, par qui, et aussi les méthodes de stylisation des gravures utilisées pour être transférées au tatouage japonais. Ensuite, il faut se rendre compte des limites techniques dues à la rareté des outils.
Tu sembles accorder beaucoup d'attention aux fonds, pourquoi ?
Pour moi, c’est la chose la plus importante, plus encore que le sujet principal. Grâce au fond, le tatouage peut être plus intéressant, plus spectaculaire et il est également possible de relier différentes parties de la composition - la principale et la secondaire. En outre, le fond se combine harmonieusement avec l'anatomie humaine et permet au tatouage de couler d'un endroit à l'autre. Le fond japonais est la carte de visite du style et pour moi, son authenticité est très importante. Il est intéressant de travailler avec lui, car il permet de styliser les éléments comme, par exemple, transformer l'eau en quelque chose de mythique, de décoratif. C'est un processus de stylisation très intéressant.
Quels sont les artistes dont tu aimes le travail ?
Il y a d'innombrables maîtres merveilleux et il faudrait beaucoup de temps pour les citer tous. Mais j'ai compris qu'il ne suffit pas d'étudier uniquement les beaux arts du Japon. Il est nécessaire de rechercher plus largement, non seulement le concept de perception de l'art par le peuple japonais, mais aussi sa perception du monde et sa conscience de soi. C'est pourquoi je prête maintenant attention aux personnes qui se sont consacrées à l'artisanat et dont la conception de la vie est intéressante pour moi. En ce moment, il y a des gens qui m'inspirent et ils ne sont pas seulement des tatoueurs et des artistes. Un travaille comme cuisinier ; un autre fabrique des objets artisanaux et des bibelots en bambou, certains font des gravures sur bois, mais tout cela est combiné par l'amour de leur travail et par un désir enthousiaste d'atteindre l'excellence dans ce qu'ils font. Ces gens sont des artisans, mais quand je regarde le résultat de leur travail, je peux vraiment les appeler des artistes, des créateurs, parce qu'ils créent un art et ne pensent qu'à se perfectionner. Malgré cela, ils sont très modestes.
Tu travailles également avec le tebori -tatouage à la main-, comment as-tu appris cette technique ?
Je ne savais pas et ne comprenais pas comment je pouvais développer mes compétences en Russie. Mais, alors que j'étudiais la partie théorique au Japon et que je communiquais avec mes amis japonais, j'ai reçu des baguettes de bambou en cadeau et j'ai décidé d'essayer. De façon inattendue, j'ai été absorbé par le processus. Le tebori est très similaire à la gravure et les résultats se ressemblent. De plus, c'est un processus vraiment intéressant du début à la fin. Par la suite, j'ai réalisé que c'était une partie très importante pour comprendre le tatouage japonais et le style japonais. Il est possible de comprendre pourquoi il ressemble à ça, en connaissant seulement la technique du tebori.
Quelle est la différence entre la technique à la main et celle à la machine ?
On me pose souvent cette question. Et la première chose à laquelle je réponds habituellement : "Imaginez que vous montez en voiture puis imaginez que vous marchez à pied". Techniquement, la différence pour moi est exactement la même. Rouler en voiture donne de la vitesse, mais vous perdez certaines sensations. Lorsque vous marchez à pied, vous êtes plus lent, mais vous pouvez ressentir presque tout. La différence visuelle est également colossale. Encore une fois, on peut la comparer au dessin sur ordinateur et au dessin au pinceau. La différence est très perceptible. Le tebori nous donne une impression plus vivante et authentique du style. Les tatouages réalisés avec le tebori sont toujours individuels et très spéciaux. Il est possible de sentir le travail manuel de l'artiste et le souffle du passé. Parfois, la machine peut rendre le tatouage trop parfait, sans sentiments ni émotions. + Instagram : @slavastarkov www.slavastarkov.com