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Gippi Rondinella

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ITW GIPPI RONDINELLA

@pascalbagot

Gippi Rondinella est ce que l’on appelle un pionnier. À la suite de Marco Pisa, tatoueur de la ville de Bologne, il ouvre un des tout premiers studios professionnels en Italie : Tattooing Demon, à Rome en mars 1986. Ce marqueur dans l’histoire du tatouage moderne européen est le fruit d’une aventure qui commence dans les années 1970, à des milliers de kilomètres de là, sur la « hippie trail ». Comme une partie de la jeunesse européenne, elle aussi en quête d’ailleurs et de sens, Gippi se lance sur les routes de l’Asie. Dans la Mecque des routards, à Katmandou, il adopte le tatouage et marque à jamais son corps du désir de liberté qui l’habite. Aujourd’hui retraité, coulant des jours heureux au Vietnam où il s’est installé, Gippi nous ouvre sa malle à souvenirs et nous raconte quelques épisodes de ce qui est devenu sa « tattoo trail ».

Votre lien avec le tatouage doit beaucoup aux voyages. C’est au Népal que vous vous faites tatouer pour la première fois n’est-ce pas ?

Oui, j’avais 20 ans quand je fais mon premier tatouage en 1970 dans une rue de Katmandou. Cinq ans plus tard, j’achète ma première machine à tatouer en Inde, à Goa, à un de ces tatoueurs de rue. Pourtant, la même année, je commence à travailler pour la compagnie aérienne Alitalia, comme stewart. Un métier que j’exerce jusqu'en 1979.

Quel était le motif de ce premier tatouage ?

Un OM, suivi le lendemain d’un autre qui représentait le signe de la fertilité. Les lignes étaient très mal faites mais cela ne m’a pas empêché de faire un soleil le jour d’après. J’ai ensuite continué à me faire tatouer au cours de mes voyages, à Bombay, Goa, Singapour, etc.

À quoi ressemblait Goa à l'époque ?

Goa était un carrefour de hippies, de voyageurs et de freaks.

Vous rencontrez en Inde quelques figures du tatouage moderne, notamment la famille Leu. Mais aussi le Docteur Jangoo Kohiyar. Quelles étaient vos relations avec celui que l'auteur français Stéphane Guillerme, spécialiste du tatouage en Inde, appelle "le père du tatouage moderne indien" ?

Je l'ai rencontré par hasard et je ne me souviens pas vraiment des circonstances. C’était il y a près de 40/45 ans. Mais Jangoo était psychiatre et avait commencé à tatouer pour le plaisir. Il a été en quelque sorte le "premier" professionnel en Inde. C'était un passionné. Le tatouage n'était pas aussi populaire qu’aujourd'hui bien évidemment, et c’était d’abord une pratique religieuse. Seuls les Chrétiens et les Hindous se faisaient marquer, par des tatoueurs de rue. Aujourd’hui, Jangoo est effectivement considéré par la grande communauté indienne du tatouage comme un père.

Avant cette aventure au Népal votre premier voyage se déroule en Angleterre, à Londres, où vous partez en 1966 à l’âge de 17 ans. Que faisiez-vous là-bas ?

Je m'amusais, je travaillais dans un restaurant où je cuisinais et faisais la vaisselle. Je voulais améliorer mon anglais car je ne l'avais pas étudié à l’école. Enfin, disons que c’était plutôt un prétexte pour profiter du Swinging London, écouter les Beatles, Pink Floyd et prendre des acides. Il valait mieux s'amuser et faire des choses. L’année suivante je suis allé à Istanbul et j’y suis resté plus longtemps.

Vous n'aimiez pas votre vie à Rome ?

Je fréquentais une école d’art et c'était ennuyeux. J'y suis allé pendant quelques années, mais rester immobile dans une salle de classe ne me convenait pas. Je savais dessiner, mais je ne me suis jamais considéré comme un artiste. Juste un tatoueur.

Vous vous faites tatouer pendant ces voyages en Europe ?

À l'époque, même en Europe, le tatouage était très rudimentaire. Je suis toutefois allé rendre visite à Bruno dans son studio en 1968. Puis, quelques années plus tard, en 1970 ou 1971, de retour du Népal je me suis fait tatoué par Leslie Burchett, le fils de George Burchett. J’avais 21 ans, le studio était lui aussi simpliste. J’ai rencontré Mike Malone en 1971 ou 1972 à New York, il a mis en couleurs le soleil que j'avais fait faire à Katmandou. J'ai été aussi tatoué par Jock, toujours à Londres, puis par Herbert Hoffman à Hambourg. Je suis passé par Amsterdam et Copenhague.

Que cherchiez-vous ?

Je me suis intéressé au tatouage par curiosité. Au début, j'aimais aller voir les studios, partout où je pouvais, même si je ne pensais pas devenir un des leurs. J'étais d'abord un hippie, un voyageur et professionnellement un steward. Le tatouage était une aventure, un souvenir à porter toute la vie, un rêve d'enfant.

Que voulez-vous dire ?

Quand j'étais enfant, mon grand-père m’a donné accès à des journaux et à des livres. J'avais des tonnes de papier dans la maison et je collectionnais des images de tatouage quand j’en trouvais.

Pourquoi les tatouages ?

C'était un souvenir légué par mon autre grand-père, qui lui possédait un petit cirque dans le sud de l’Italie. Il était acrobate, travaillait sur la corde, et portait quelques tatouages grossiers comme on les faisait à l'époque.

À partir de 1979 vous travaillez comme steward, mais vous commencez à tatouer en parallèle quand vous ne voyagez pas. Combien de temps cela dure ?

Cinq ans et demi. Je tatouais dans le centre de Rome, dans une rue près de la prison centrale de Tegina Coeli. J'avais beaucoup de clients, mais je ne le faisais que pour le plaisir. C'était une bonne formation. Puis j'ai démissionné et je suis parti faire du charter aux Maldives. Pendant trois ans, je n'ai fait que naviguer. J'ai recommencé à tatouer quand je suis rentré au pays pour payer des dettes que j’avais contractées auprès de la banque. J'ai même ouvert un Tattoo Bar à Rome - un bar à cocktails - avant d’ouvrir mon studio en février 1986 : Tattooing Demon. J'ai arrêté en 2001 quand ils ont commencé les écoles de tatouage. C'était la fin d'une belle histoire.

Le Tattoo Bar était-il un point de rencontre pour les tatoués ?

Non, pas vraiment. Au début des années 1980, le tatouage à Rome - et en Italie - était encore une affaire assez privée. Mais les choses ont changé en 1985 avec un événement qui s’est déroulé au Mercati di Traiano à Rome : l'Asino e la Zebra. Il s'agissait d'une exposition mise en place par Ed Hardy avec l'aide d'organisateurs italiens. Beaucoup de grands noms du milieu y ont participé dont les tatoueurs Horiyoshi III, Henk Schiffmacher, Gianmaurizio Fercioni, Dennis Cockell. Ce furent trois semaines fantastiques.

Quel a été l’impact de cet événement en Italie ?

Il a suscité beaucoup d'attention et a eu un impact important sur les gens. Il a mis en lumière une réalité que tout le monde connaissait mais de manière erronée. Auparavant, grâce aux scientifiques italiens et français, Cesare Lombroso (criminologue italien du 19e siècle pour qui le tatouage est un indice visible de la dangerosité sociale d'un individu) et Alexandre Lacassagne (médecin français), le tatouage était réservé aux voleurs, aux marins et aux prostituées. Personne n'en savait rien. Ces trois semaines ont fait connaître le tatouage et l'ont rendu populaire.

De quel matériel disposiez vous quand vous avez commencé ?

J'ai eu la chance de connaître Spaulding & Paul Rogers (distributeur de matériel américain) et donc d'avoir des livres, des couleurs de flashs, etc. L'adresse et les informations étaient difficiles à trouver. Les tatoueurs étaient un groupe fermé qui n'aimait pas partager avec des étrangers. Pas comme aujourd'hui avec internet.

Comment avez-vous l’adresse de Spaulding et Rogers ?

Je l'ai eue par l'intermédiaire d'un vieux tatoueur maltais, Charly Parnis. C'est lui aussi qui m’a fourni ma deuxième machine, avec des couleurs et quelques flashs, entre autres références. Charly avait des designs très classiques et basiques, des flashs de Spaulding, des livres d’illustration, des magazines américains. Il m’a aussi donné beaucoup de conseils. Il était vieux et avait arrêté de tatouer mais il m'a tout offert. Merci Charly et respect.

L’histoire pour arriver jusqu’à Charly est assez rocambolesque. Vous nous la racontez ?

Cela s’est passé en 1975, ma copine à l’époque était hôtesse de l’air. À l’occasion d’un voyage à Malte, celle-ci rencontre par hasard Charly Parnis à qui elle explique que je suis à la recherche d’une machine à acheter. Contre toute attente, celui-ci accepte. À son retour, ma copine me raconte tout et je décide de prendre un vol pour Malte. À mon arrivée, je tombe sur un autre homme qui me dit qu’entre-temps Charly est mort et qu'il ne peut donc pas me vendre de machine. Mais, heureusement pour moi, je n’en ai pas cru un mot. J'avais l'adresse de sa maison, je m'y suis rendu directement et je l’ai rencontré.

Aviez-vous essayé d'autres moyens pour obtenir du matériel avant cette connexion maltaise ?

Bien sûr, au Danemark et en France. Mais Bruno, à Paris, n'avait pas encore ouvert Jet France, sa société de distribution. Et les gars au Danemark, à Nyhavn, n'étaient pas très coopératifs.

Revenons à l’ouverture de votre premier studio à Rome en 1986, le premier studio professionnel à ouvrir dans la capitale italienne. Qu'est-ce qui vous décide à vous lancer ?

Marco Pisa était un ami à l’époque, il avait ouvert le premier studio professionnel du pays en 1985 à Bologne. Nous étions si peu nombreux. Chacun dans sa propre ville. Il n'y avait pas de rancune, pas de jalousie, juste des amis qui se lançaient dans une aventure incroyable.

Vous avez une idée du nombre de tatoueurs qu’il y avait à l’époque ?

Il y avait Marco à Bologne et trois-quatre autres dans tout le pays. Aucun n’était professionnel, tous étaient des amateurs. Pisa était restaurateur de meubles et d’antiquités. Même Gian Maurizio Fercioni et Mino Spadaccini faisaient un autre travail et tatouaient pour le plaisir et la curiosité. Fercioni était dans le théâtre et Spadaccini dans la publicité. Mino était un ami de Fercioni et tous les deux travaillaient déjà depuis 1975-76 à Milan. Il y avait aussi Marco Leoni et Ciccio Pansacchia mais ils travaillent au Brésil. Peut-être qu’un autre avait une machine mais nous ne le savions pas. C’est un autre monde que celui sans internet !

Comment se sont passées les premières années de Tattooing Demon et qui étaient vos clients ?

J'ai eu toutes sortes de personnes différentes, pas seulement des jeunes, mais des personnes d'âge, de statut et de culture très différents. Un éventail très large mais probablement avec aussi des points communs.

Comment gériez-vous les plus turbulents ?

Aucun n'était turbulent. Et même s'ils l'étaient, un tatoueur était toujours respecté. Si ce n'était pas le cas, il y avait toujours une belle batte de baseball pour leur rappeler (rires). Les tatoueurs ont toujours été des gentlemen. Mais pas trop.

Avez-vous eu l’occasion d’utiliser cette batte de baseball ?

Heureusement, non. J'ai su me débrouiller et me faire respecter. Nous étions "l'homme de pouvoir". Les clients, même les plus méchants, quand ils entraient, pénétraient dans le pays des merveilles, l'endroit où ils rêvaient de venir un jour. Ils étaient donc comme des enfants, calmes et respectueux. Un homme tatoué à l'époque était respecté. Il y avait encore l'idée du dur à cuire. Et l'Italie n'était pas comme les Etats-Unis ou l’Angleterre. Les gens étaient plus éduqués, même les escrocs.

Quels motifs demandaient vos clients et de quelle manière ont-ils évolué au fil du temps ?

Des roses, des mouettes, des aigles, des lions, des serpents, des cœurs, toutes ces images anciennes ont été progressivement remplacées par d’autres plus à la mode : tribales, japonaises, techno, fantaisistes, etc.

Vous ne vous êtes pas contenté de tatouer, vous avez écrit un livre sur le tatouage (The Sign Upon Cain, 1985), alors qu'il y avait très peu d'informations disponibles. Quelle était votre intention ?

C'était une idée de l'éditeur qui n'a jamais eu l'intention d'écrire un livre. Mais il n'y avait pas de publication en italien et c'est ainsi que l'idée est venue... On me demande encore d'en écrire un autre avec de vieilles histoires, mais je ne suis pas une personne qui se réfère à elle-même. Aujourd'hui, tout le monde écrit un livre pour avoir son nom imprimé. Sincèrement, je n'en ai rien à foutre. Ce n'est plus mon monde.

Pourquoi ?

Le tatouage était une marque de mémoire, d'amour, de haine, de liberté, d'appartenance à un groupe et une société, une tribu. Aujourd’hui, c'est comme s'il avait perdu son sens.

Vous n'aimez pas ce qu’est devenu le monde du tatouage aujourd'hui ?

Internet et les réseaux sociaux ont pris trop de place. Il y a trop de technologie pas assez de cervelle. Le tatouage est à la mode et "lucratif", alors on s'y met. C'est en train de devenir comme Only fans. Trop d’artistes tatoueurs et pas assez de tatoueurs.

Quelle distinction faites-vous ?

Un tatoueur est un artisan qui fait du tatouage. Il fait et laisse un signe. Bon ou mauvais mais il laisse un rêve. Aujourd'hui, les tatoueurs font du beau travail mais laissent rarement un rêve. Pour moi, ce sont plutôt des dermo-illustrateurs. Internet et les réseaux sociaux détraquent beaucoup de choses.

Aujourd’hui, que faites-vous ? Vous continuez à tatouer ?

Non, très peu, seulement pour le plaisir. Je n'ai pas d’endroit pour le faire. En Europe, je suis parfois invité au Musée du Tatouage de Rome. Actuellement, je vis au Vietnam et je profite de ma retraite, gagnée avec mon travail de stewart et de tatoueur. Cela reste très modeste. Je ne peux pas vivre décemment en Europe. Quoi qu’il en soit la vie est meilleure en Asie. Il y a la mer, la tranquilité, la nourriture est bonne et j’ai une gentille petite amie. Quoi d’autre ?!