Le tatoueur anglais Lal Hardy a vécu les années 70-80 comme peu d’autres l’ont fait. A cette époque à Londres, il est le témoin privilégié de la nouvelle vague créative venue des Etats-Unis initiée par des artistes comme Ed Hardy, qui touche l’Angleterre et dont Lal devient un acteur clef. Il nous raconte comment cette page de l’histoire a changé la face du tatouage moderne en Europe, depuis son studio de Muswell Hills ouvert il y a presque 40 ans : « New Wave Tattoo ».
Où allait-on se faire tatouer quand on était jeune à l’époque?
Le 8 Février 1976, j’avais 16 ou 17 ans, je suis allé me faire piquer mon premier tatouage : une tête de panthère avec une dague, par Dave Cash à Woodgreen, dans le Nord de Londres. Cela m’a coûté 4 pounds -ce qui doit représenter 2 euros aujourd’hui ou quelque chose dans le genre. Parce qu’il y avait peu de tatoueurs, leurs noms étaient familiers et connus. A Londres, : Jock Tattoo Studio à King’s Cross ; Cash Cooper à Soho ; Dennis Cockell ; George Bone… Chaque ville avait un tatoueur. A Plymouth travaillait Doc Price, A Bristol Les & Danny Skuse, Phill Bond à Torquay, etc. Progressivement, au début des années 80, en partie à cause de sociétés comme Ultra, plus de gens ont eu accès au matériel à tatouer et se sont lancés. Il doit y avoir plus de 300 tatoueurs à Londres, aujourd’hui.
Les années 70 et 80 étaient particulièrement excitantes avec l’émergence de nombreuses subcultures...
Les années 80 tout particulièrement étaient très intéressantes, il y avait beaucoup de créativité, d’influences. A l’époque, parce qu’il n’y avait que deux chaînes de télévision, les gens n’avaient pas le luxe de rester chez eux et le pub était un lieu essentiel pour la communauté, central. Chaque établissement avait un espace dans lequel des groupes venaient jouer de la musique live. Le revival du mouvement Teddy Boy - il commence à l’origine dans les années 50 en Grande-Bretagne a été très excitant : il y avait des clubs partout, tous les soirs il était possible d’assister à des concerts de Teddy Boys ou de rock’n’roll. Ensuite est venu le Rockabilly, puis le Psychobilly. A la même époque il y avait les skinheads communistes, les skinheads nazis qui aimaient la musique 2 Tone, les punks, les neo-romantiques… Il se passait tellement de choses, c’était dingue.
Et ces subcultures se faisaient aussi tatouer, lesquelles en particulier ?
Toutes, à l’exception peut-être des néo-romantiques (new wave). Les subcultures choisissaient des tatouages qui reflétaient leurs spécificités. La musique et la mode jouaient un rôle très important. Cependant, si l’on regarde attentivement les premiers punk-rockers, aux débuts des Sex Pistols et des Clash, peu d’entre eux étaient tatoués. La situation a changé quand la seconde vague est arrivée, plus probablement de 1977 à 1984, avec des groupes comme The Exploited ou Anti-Nowhere League. A l’époque du punk, beaucoup de gens faisaient des fanzines, sortaient des disques de façon indépendante, la production artistique était partout. Les images apparaissaient sous tout type de format et de medium. Le logo, par exemple, du groupe Exploited, qui représente un crâne avec une crête iroquoise, était imprimé sur les t-shirts, peint sur le dos des vestes en cuir, affiché sur les badges. Et bien sûr, tatoué.
Quels genres de motifs ces subcultures choisissaient-elles ?
Les Teddy Boys d’origine appréciaient les motifs traditionnels : les cœurs, les crânes, les hirondelles, les dagues… Mais ceux de la génération suivante ont introduit des images liées à leur scène musicale : des noms de labels, des microphones, des tatouages commémorant des chanteurs décédés comme Buddy Holly, Eddie Cochran, Gene Vincent. Si tu étais un punk, très souvent tu avais le logo tatoué d’un groupe, une image de fille punk. Parce que le mouvement skinhead était fragmenté à l’époque selon leurs orientations politiques, il y avait beaucoup de tatouages patriotiques comme le logo de Fred Perry, des écritures du type « Made in… » et le nom de la ville dont le porteur était originaire ; l’iconographie viking était aussi populaire, les représentations de chaussures Doc Marten’s aussi. Les métalleux quant à eux aimaient le motif d’Eddie -la créature du groupe Iron Maiden- ou le logo AC/DC. Ceci étant dit, tout n’était pas figé de façon inflexible et certains allaient d’une culture à une autre. Cela m’a toujours fait rire de voir un skinhead avec des tatouages rockabilly.
De nombreuses photos de l’époque montrent des visages tatoués, quelle place avait ce type de tattoo parmi les subcultures ?
Il y avait tout ce truc autour du fait d’être antisocial. En Angleterre, à la fin des années 70, dans les années 80, avec Margaret Thatcher, les grèves des mineurs… de nombreux facteurs ont contribué à cet état d’esprit. Beaucoup de skinheads se faisaient tatouer le visage parce que lorsque tu es dans un groupe, au pub avec 500 autres punks ou skinheads et que 50% d’entre eux sont tatoués, cela semble normal. Mais quand tu en sors, que tu fais face à la société et que parmi les 5000 autres personnes dans la rue tu es la seule avec le visage tatoué, cela fait de toi un marginal. Je n’ai jamais fait de tatouage facial, j’ai toujours pensé que c’était quelque chose à éviter. Maintenant dans les conventions, cela semble plus accepté, mais à l’époque cela voulait dire assez simplement : tu n’auras jamais de boulot.
De quelle façon les anciens tatoueurs ont-ils réagi aux nouvelles attentes de la jeunesse ?
A l’époque, si tu venais chez Jock pour lui demander le crâne d’Exploited, il te répondait : « Mais bordel de quoi parles-tu ? ». Il avait ce qui était placardé sur ses murs, point final. Dennis Cockell l’aurait fait parce qu’il repoussait les limites, depuis son retour des Etats-Unis. Mais à la même époque, quelques tatoueurs comme -l’excellent- Ian de Reading et moi-même, nous travaillions nos propres designs. Quand on est jeune on veut faire des choses, être enthousiaste. Tu étais impliqué dans la scène punk, quels genres de designs créais-tu ? Submergés par toute cette imagerie punk comme nous l’étions, nous avons commencé à dessiner des filles punks, avec des iroquoises de couleurs, un anneau dans le nez, une chaîne etc. Un jour Jock m’a dit: « Qu’est-ce que tu en as à faire de mettre un anneau à une fille ? Pourquoi ? ». Les anciens voulaient faire des tatouages avec un minimum d’effort et de couleurs. Ed Hardy aimait beaucoup ce que je faisais et me soutenait. « Ce que tu fais c’est une nouvelle vague pour le tatouage », me disait-il. Ca m’a tellement frappé que j’en ai fait le nom de mon studio.
Depuis le début des années 70 Ed Hardy fait bouger les lignes dans le milieu du tatouage aux Etats-Unis, comment l’as-tu rencontré ?
Grâce à Dennis. Son shop était dans un quartier huppé, avec beaucoup de bourgeois, de jeunes branchés. C’est là-bas qu’il a tatoué les Stray Cats, Steve Jones des Sex Pistols, entre autres. Je me faisais tatouer par Dennis et je traînais à son shop quand les photos du travail réalisé par Ed Hardy ont commencé à circuler. C’était incroyable. Un jour Dennis m’a appelé au téléphone pour me dire : « Ed va venir. Vient le rencontrer et si tu veux te faire tatouer par lui on organisera un rendez-vous ». C’était en 1980. Je lui ai demandé de me faire une punk-rockeuse, il était très enthousiaste à l’idée de faire ce motif.
Quel impact a-t-il eu sur la scène anglaise ?
Une fois qu’il était devenu évident à quel point il était visionnaire, tout le monde a voulu se faire tatouer par lui, lui parler et s’en inspirer. A l’époque il y avait le Tattoo Club of Great Britain et des petites conventions dans les hôtels, essentiellement pour les tatoueurs. D’ailleurs, Ed est venu à quelques-unes d’entre-elles. Il a ouvert des portes et les yeux de beaucoup de gens. Ils ont soudain réalisé qu’il était possible de trouver l’inspiration à peu près partout et qu’ils se contentaient jusque-là de recopier des flashs à l’identique. Techniquement aussi, je n’avais aucune de ce que pouvait être un magnum avant de le rencontrer. Selon moi, il est le point de départ de tout ces tatouages, absolument incroyables, que l’on peut voir aujourd’hui. Pour les gens de ma génération, c’est simple : c’est Dieu.
Es-tu parti aux Etats-Unis ?
Oui, en 1982, je suis allé à la convention « Tattoo Expo » sur le bâteau Queen Mary à Long Beach, en Californie. Il y avait Mike Malone, Leo Zulueta, Greg Irons, the Dutchman, Jack Rudy, Mike Brown… des artistes fabuleux. Allez là-bas et voir ce qui était en train de se passer a tout changé. Au même moment en Angleterre, des gens comme Micky Sharpz, Ian de Reading, Kevin Shercliff, Tony Clifton, ces gars-là commençaient à se faire un nom et faisaient avancer la cause. En Europe il y avait Claus Fuhrmann, Bernie Luther, Luke Atkinson, Mick de Zürich, Filip Leu… C’était le début du vortex !
Qu’en était-il des conventions de tatoua
Elles commençaient à décoller et les gens pouvaient ainsi se retrouver. Ian et moi, ainsi que quelques autres gars, nous avons commencé à organiser nos propres événements. C’est comme ça qu’est née Dunstable Tattoo Expo ; la première a eu lieu à Londres en 1986 avant de se poursuivre une douzaine d’années dans la ville de Dunstable. Elle est devenue l’une des plus grosses conventions en Europe, avec Amsterdam. Des gens comme Bernie Luther sont venus, Claus Furhmann, Paul Booth, Horiyoshi III… Tout un coup, toute cette énergie était en train de se dérouler.
Quel regard portes-tu sur la scène aujourd’hui ?
Depuis plus de 30 ans que j’en fais partie, cela a tellement changé que je me demande à quoi pourront ressembler les 30 prochaines années. Une des questions que l’on peut aujourd’hui se poser c’est de savoir combien de jeunes sont suffisamment formés à photoshop pour l’utiliser dans la création des motifs ? Certaines personnes sont vraiment contre l’utilisation de l’ordinateur, mais en fin de compte, si le client est satisfait, cela n’a pas d’importance.
CONTACT :
New Wave Tattoo 157 Sydney Road, London N10 2NL England. http://newwavetattoo.co.uk instagram : lalhardy www.lalhardyink.co.uk