Inkers MAGAZINE - India on the road, part 4

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India on the road, part 4

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Chapter 4 - Cultures Kondh

Dans l'ancien royaume indien de Kalinga, l'histoire est inscrite sur le corps des femmes : motifs religieux, charmes d'amour, symboles tribaux apaisent les dieux et forgent l'identité. Périple au coeur de l'extraordinaire diversité ethnique qu'offre la région rurale de l'Orissa, à la rencontre des communautés qui tentent de préserver leurs terres et leurs coutumes dans une Inde happée par le développement à marche forcée. Texte : Laure Siegel / Photos : Tom Vater

En Asie du sud, les tribus et certaines castes hindoues cultivent leur propre tradition de tatouage depuis des siècles - des Kalash au Pakistan aux Newari au Népal en passant par les Nagas en Inde. La pratique du gudna ('brûler l'aiguille' en hindi) permet de créer des bijoux éternels qui résistent à toutes les infortunes de la vie et a particulièrement été appropriée par les populations indigènes. Les Adivasis, littéralement les "habitants originels", représentent un quart de la population de l'Orissa, un pays de collines à l'est de l'Inde bordé par la baie du Bengale. L'Orissa est une région gorgée de ressources - minéraux, forêts, terres fertiles - mais en proie à des fléaux naturels - cyclones, inondations, sécheresses - et de sérieux problèmes économiques - pauvreté, manque d'éducation et d'infrastructures.

Noyen, 35 ans, vit de la pêche et de menus travaux sur les bords du lac Chilika. Elle s'est faite tatouer une petite swastika sur la main à huit ans. C'est le motif qui orne également les pots contenant l'eau sacrée pendant le Pūjā, qui désigne tout rituel spirituel conduit pour honorer les dieux, du bain sacré à la rivière le matin à la naissance d'un enfant ou le lancement d'un business. "Ces marques devaient protéger les enfants des fantômes et des mauvais esprits. D'abord on gratte la peau avec une feuille irritante jusqu'à que la chair soit à vif. Puis le tatouage est incrusté avec un clou. Pendant quelques jours, la peau est boursouflée et l'infection permet de propager les lignes sous la peau. Quand certaines filles ont trop mal et s'agitent, leurs jambes et bras étaient attachés au lit", se souvient Noyen.

Dans cette région du sud de l'Orissa, la plupart des personnes largement tatouées sont des femmes et ont été tatouées par des femmes, même si les hommes se gravent parfois des signes religieux ou leur prénom sur le bras. La connaissance de l'art du tatouage se transmettait de mère en fille et ces femmes, sédentaires ou nomades, étaient rémunérées en poignées de riz, de chili, du curcuma ou plus tard, en petite monnaie.

Jour de marché pour Nibajina Pradhan, 50 ans, qui est descendue des collines pour vendre ses produits agricoles. Quand elle a eu dix ans, ses parents l'ont emmenée chez la tatoueuse. "J'étais effrayée mais je n'avais pas le choix, c'était la règle au village. Aucune belle-mère n'aurait voulu de moi si je n'avais pas eu le visage tatoué." En effet si la coutume n'était pas respectée, les beaux-parents se voyaient le droit de traiter les parents de la fille de pauvres et de se plaindre qu'elle ait été amenée à eux comme un homme. Ce tatouage facial géométrique est aussi vu comme un moyen d'effrayer les tigres mangeurs d'hommes, qui rôdaient encore il n'y a pas si longtemps dans les campagnes indiennes. Et parmi les castes inférieures, se faire tatouer était considéré comme une nécessité pour échapper au châtiment du pays des ténèbres, car les démons de Yama, dieu de la mort, ne dévorent que ceux qui ne sont pas marqués.

Dans son village, les femmes se font tatouer entre sept et douze ans, le visage en priorité puis parfois les bras et les jambes. Trois à quatre filles sont tatouées par jour pendant des sessions d'une heure, principalement en hiver, le climat étant plus propice à la cicatrisation que pendant la mousson. "J'ai été tatouée avec six aiguilles attachées ensemble, trempées dans une mixture de suie et de sève de bananier." explique Nibajina Pradhan. D'autres mixtures contiennent du jus de bétel ou encore du lait maternel.

Le voyage se poursuit vers le village de Siliki, entièrement peuplé de Desia Kondh, une des trois grandes sous-catégories qui forment le groupe ethnique des Kondh. Dix-huit familles habitent à Siliki, et elles ont toutes accueilli la Vierge Marie dans leurs prières. En Orissa, c'est le protestantisme qui a su parler aux âmes en peine. Aujourd'hui c'est dimanche et c'est l'heure de la messe. Chacun a apporté son cahier d'écolier recouvert de papier journal pour en protéger la couverture, qui contient les principales prières écrites en Kuvi, la langue des Kondh.

"Johari, Johari !" Les paroissiens entonnent ce mot en choeur, un terme utilisé par toutes les tribus indigènes de l'Orissa et du Chhattisgarh voisin pour saluer et remercier. Les guides touristiques payés pour faire visiter leurs villages les présentent comme des gens joyeux qui aiment danser et chanter. Mais les Adivasis ont de moins en moins la foi et l'énergie à faire la fête.

Marnali Maji, plus de 60 ans selon ses dires, a quatre filles, toutes tatouées, et deux fils. Elle se remémore l'enfance : "Petites, entre copines, on se perçait les oreilles et on se tatouait des petits points sur les bras pour s'habituer à la douleur et passer le temps". Les Kondh estiment que la brutale expérience du tatouage facial prépare les filles à la maternité tout en leur donnant la force et le courage d'affronter les défis de la vie.

"Nous aimerions beaucoup continuer cette tradition et portons beaucoup d'intérêt à notre histoire du tatouage mais des officiels patrouillent dans le village en nous disant ce qu'il faut faire et pas faire..." soupire Marnali Maji. Cette pression condescendante des autorités, politiques et religieuses, couplé à la disparition des dernières tatoueuses de village explique pourquoi il est devenu rare de croiser des jeunes femmes tatouées dans le visage de moins de 30 ans. Le gouvernement a proclamé l'interdiction de ces tatouages ancestraux dans les années 70 mais c'est davantage la volonté désespérée de se fondre dans la masse de la grande nation indienne que le respect de la loi qui a mis un terme à cette pratique.

Les tensions politiques entre les Indiens hindous et les minorités animistes ou chrétiennes sont fortes, aggravées par une insurrection marxiste qui n'en finit pas de déstabiliser la région. En juillet de l'an dernier, six personnes de l'ethnie Kondh ont été tuées par les forces de police. Ces femmes et enfants rentraient du marché où ils étaient allés vendre leurs produits et sur le chemin du retour, leur tuk-tuk a été mitraillé par les militaires, qui ont assurés les avoir confondus avec des combattants marxistes. Les tribus indigènes sont vues comme complices des Naxalites, une guerilla régionale engagée dans une lutte pour l'autonomie, car ces combattants trouvent parfois refuge dans les villages reculés des minorités ethniques. La photo du visage d'une des victimes, tatoué et ensanglanté, a fait la une des journaux locaux pendant plusieurs jours, symbole de la souffrance des Adivasis et de l'extinction de leur culture. "Nos tatouages faciaux sont notre identité. Ils nous permettent de nous reconnaître entre nous dans l'au-delà, une fois que nous entrons dans le monde des esprits. Ils sont ce que nous sommes. Si cette particularité nous est enlevée, nous ferons partie de la majorité et serons comme tous les autres." assène Marnali Maji. Texte : Laure Siegel / Photos : Tom Vater