Mais le tatouage n'est pas toujours une question de vie et de mort. Entre les artistes de rue et les studios de tatouage haut de gamme, une armée d'opportunistes se sont improvisés tatoueurs, pour répondre à la demande d'un gigantesque bassin de jeunes issus de la fameuse classe moyenne indienne, pour qui un tatouage moderne est devenu un indispensable accessoire de mode.
Dans la mythologie hindoue, Naraka est le monde souterrain, l'enfer où finissent les âmes tourmentées. L'équivalent terrestre le plus proche pourrait être le Palika Bazaar de New Delhi, un marché souterrain de près de 400 stands débordant d'objets et vêtements de contrefaçon, de pornographie et de biens tombés du camion. L'air est chargé d'odeurs : sueur, huile de cuisine, urine, détergent, épices et alcool bon marché. Les raids de la police y sont monnaie courante.
Depuis une dizaine d'années, les longs corridors éclairés au néon appauvri accueillent une centaine de mini-shops, en faisant le plus grand marché de tatouage permanent au monde. Avant son existence, les tatoueurs de Delhi officiaient dans les échoppes de barbiers, à l'image des marins américains du 19e siècle qui ont installé les premiers studios de tatouage dans l'arrière-boutique de salons de coiffure. Aujourd'hui, les jeunes de Delhi descendent dans les entrailles de la ville pour se faire encrer, avec un prix de départ fixé à 300 roupies (5 euros). La plupart des tatouages coûtent entre 500 et 1500 roupies selon la taille du motif. Seules trois filles tatouent à Palika Bazaar, soeurs ou femmes des propriétaires, mais elles représentent la moitié de la clientèle. Elles se font tatouer des petites pièces à l'étage, à l'abri des regards indiscrets.
Ravi gère le Real 4 Lee Tattoo Shop. Sur son corps, le jeune entrepreneur porte uniquement des tatouages à l'effigie de Lord Shiva, créateur et destructeur de l'univers. Les murs de son cabanon sont couverts de centaines de photographies de tatouages, piquées dans les pages de vieux magazines de tattoo où les dieux côtoient des filles dénudées dans un melting-pot chaotique. Un de ses tatoueurs est en train de piquer une Statue de la liberté aux contours grossiers sur le bras d'un client à peine sorti de l'adolescence. "La plupart de nos clients viennent ici avec une idée qu'ils ont vu sur Internet. Nous faisons beaucoup de covers car la plupart des gens n'ont pas les moyens de se faire effacer leurs tattoos au laser. C'est un business florissant ».
Les standards d'hygiène sont meilleurs que dans la rue, tous les artistes utilisant des gants et de nouvelles aiguilles, mais l'environnement général est glauque et les compétences artistiques des tatoueurs plus que douteuses. Malgré les apparences, accéder à ce job en Inde a un prix. Avant de pouvoir travailler dans un shop de ce genre, il faut payer en moyenne 50 000 roupies (700 euros) au propriétaire du shop pour un apprentissage de cinq mois, porte d'entrée à un marché prolifique et un avenir décent. Dans une boutique clinquante de Bombay, il faut compter jusqu'à 200 000 roupies (2800 euros). Un système qui élimine les nombreux indécis, mais est aussi un défi phénoménal pour les artistes pauvres qui doivent passer des années à économiser avant d'obtenir le droit d'apprendre ce métier. Devant le shop de Ravi, un homme chaussé de mocassins en peau de crocodile compte ses billets. Il ne dévoile pas son nom, mais il est le patron et il collecte sa part, boutique après boutique. Bienvenue à Naraka, univers souterrain. text and photos Laure Siegel and Tom Vater