Débarquement à Kota Kinabalu, capitale de l'Etat de Sabah sur l’île de Bornéo, côté malaisien. La ville reconstruite après les ravages de la Seconde guerre mondiale est assommée par la chaleur et une urbanisation sauvage. Pour accéder à la convention, il faut traverser un champ plein de serpents, un pont au-dessus de l'autoroute, entrer dans un supermarché flambant neuf climatisé, prendre l'escalator vers le sous-sol, pour s'engouffrer dans le parking pour femmes (rose évidemment) devenu le lieu d’une convention de tatouage le temps d’un week-end. Bal des débutants à Kota Kinabalu, la capitale de l'Etat de Sabah sur l’île de Bornéo, côté malaisien, où la Sabah Tattoo Association de Bornéo, un collectif d'artistes locaux, a organisé sa première convention. Entre fan-club de Paul Booth, concours de pin-up et danse du bambou, reportage au parking pour femmes du plus grand centre commercial de la ville.
Texte : Laure Siegel Photos : © P-Mod Traduction/Translation: Joanie Gélinas « Vous voulez un portrait de Paul Booth ? C'est gratuit et tu choisis où tu veux ! » Avec entrain, le tatoueur philippin Pents Clemente aborde les premiers visiteurs devant son stand. Son premier client l'a lâché et il veut absolument piquer ce motif pour pouvoir le présenter au contest du jour. C’est que les jeunes tatoueurs de la région nourrissent une passion sans bornes pour le pape américain du black and grey morbide. Beau pari, au fil de la journée, il trouve un candidat et le soir venu, il gagne le best of day pour ce portrait réaliste, non pas en noir et gris, mais en couleur.
En effet, importé dans les bagages des Américains en même temps que le napalm et Coca-Cola, le tatouage moderne occidental a été l’instigateur d’une vague de vocations en Asie qui n'est jamais retombée. Norman, aka Ouch ! Tattoo Studio, le doyen des troupes philippines avec un quart de siècle de tatouage à son actif explique : « Quand les bases américaines ont fermé en Asie du sud-est à la fin de la guerre du Vietnam, les mecs qui vivotaient en piquant les US Marines sont tous partis à Manille. La scène s'est constituée dans les années 90, dans une société plutôt intolérante. On a appris tout seul, avec l'encre des stylos et en fabriquant nos machines avec des moteurs de baladeurs. J'étais électricien mais j'ai toujours aimé dessiner. »
La jeune garde de Kota Kinabalu en est aux prémices de la professionnalisation. Parallèlement à un bouillonnement créatif naissant, le tatouage représente une façon digne et rapide de gagner sa vie dans un pays frappé de plein fouet par une crise économique. Pour les clients malaisiens, toujours plus nombreux, c’est une manière de marquer son appartenance à une génération. Les tendances phares ? « Les mandalas, le japonais new school même si personne n’en comprend encore tous les codes, le portrait de la superstar du catch The Rock, le black and grey et les prénoms des amoureux éphémères » sourit Andreas Majakil, propriétaire du studio local Revolution Ink depuis sept ans avec son associé Christopher Forsythe. « Les tatoueurs de la ville se sont réunis pour organiser cette convention tous ensemble. Je ne pensais pas qu'on réussirait mais on l'a fait. Nous avons l'ambition de l'organiser tous les ans, pour rencontrer des gens d'ailleurs et créer de la visibilité pour les artistes locaux. On veut faire comprendre que le tattoo n'est pas quelque chose de mauvais et montrer aux gens qu'il y a d'autres styles pour faire évoluer la demande. »
L’offre de protection spirituelle, avec le stand de Jimmy Wong spécialisé dans les tatouages sacrés thaïlandais, côtoie tranquillement celle de la performance sexuelle. Mac Comik est un tatoueur basé à Kuching, l'autre grande ville du nord de Bornéo, spécialisé dans le black and grey, les symboles démoniaques, les zombies, les portes de l'enfer et... les implants de pénis. Il a déjà pratiqué l'acte sur une dizaine de personnes, toutes à la recherche de meilleures sensations. Son argument de vente ? Le prix. « Chez moi, c'est fait en une demi-heure pour 500 RM, chez un docteur c'est 2000 RM » affirme-t-il. Les implants génitaux ont une longue histoire à Bornéo, en particulier chez les ethnies Kayan, Kenyah, Kelabit, Dayak et Iban. Il n’y a encore pas si longtemps, les hommes s’introduisaient à l’artisanal une barre dans le gland, respectant le rituel du « palang », qui symbolise le rôle protecteur du mâle dans la famille.
Phénomène propre aux sociétés en transition rapide, la société malaisienne se débat entre son passé, son futur, la religion, la mode, l’envie d’émancipation, la tradition, la mondialisation. Un cocktail particulièrement explosif à Kuala Lumpur. Lynda Chean, qui a commencé sa carrière dans la publicité, y a ouvert Pink Tattoos en 2009 : « Il est difficile d'organiser des événements liés au tatouage à Kuala Lumpur, la capitale du pays. Ici, la religion nationale est l'islam, et elle considère le tatouage comme “haram”, interdit par la foi. Puis, Kuala Lumpur concentre tout le pouvoir et tout l’argent, tout est plus politique, source de tensions, et donc plus compliqué. Ce que nos collègues font à Kota Kinabalu et Kuching, nous ne pourrions pas l'envisager chez nous ». Il y a trois ans, un groupe a voulu organiser une convention. Elle a été annulée au dernier moment face à la levée de boucliers de certains ministres. Alors ils y vont petit à petit. Julian Oh, tatoueur et photographe réputé, est l'organisateur d'un petit événement discret à KL, mêlant car show et tattoo avec une dizaine d'artistes de Malaisie et de Singapour. « On s'est inspirés du Kustom Culture Forever en Allemagne (événement annuel réputé ayant lieu à Herten, réunissant voitures de collection, vieilles bécanes et tatoueurs Old School, ndlr). C'est encore très effrayant d'organiser quoi que ce soit dans le climat actuel, mais nous allons continuer pour faire grandir notre petite communauté. » Malgré la pression, le tatouage en Malaisie est en plein boom. « Tout a changé et est devenu plus accessible pour les artistes asiatiques quand les encres et machines chinoises ont déferlé il y a quelques années. La scène ‘’officielle’’ est en pleine expansion, mais la situation reste floue : il n'y a pas de régulation et les street shops pullulent dans la capitale depuis des décennies », ajoute Lynda.
C'est dimanche, déjà dimanche. Des mères de famille viennent se faire tatouer en compagnie de leurs enfants, l'une d'elles porte un T-shirt « Pleasure before business », un homme se balade avec son caméléon sur l'épaule. Taco Joe, jeune artiste prometteur du cru local, peaufine un bras spécial « Sabah » à l’effigie du mont Kinabalu (le point culminant de ce pays et de l'île de Bornéo avec 4 095 mètres d'altitude, ndlr). Devant le stand de Arth Akal, artiste excentrique qui fait sensation avec son style « Où est Charlie ? », les visiteurs se battent pour les derniers flashs disponibles.
Arrive l'heure des contests, au son de « Sex on the Beach » (la version de Spankers) : meilleur couleur, meilleur N&B, meilleur weird et meilleur de la journée. La tatoueuse et modèle ultra-célèbre Kinki Rizuaky est appelée pour faire partie du jury, provoquant la levée d'une armée de Smartphones. Tatoueuse et modèle ultra-célèbre, elle mise tout sur les tenues légères et le sens des affaires. Difficile d'exister en tant que tatoueuse indépendante dans la société malaisienne alors elle y va franco. À 28 ans, la jeune femme est un véritable phénomène sur Internet, avec plus d'un million de fans sur les réseaux sociaux. Machines et gants sponsorisés, T-shirts dédicacés, bannière à son effigie où elle pose dénudée… Kinki Rizuaky prend soin de son image et a toujours le temps pour poser avec ses fans transis. Malgré ses tarifs prohibitifs qui font grincer des dents la concurrence, des clients de Hong Kong, de Chine, de Taïwan, d’Australie sautent dans un avion juste pour avoir un tatouage d'elle. Son agenda déborde. Elle voyage autant que possible pour élargir sa clientèle, le marché malaisien étant encore relativement restreint avec 60% de la population de confession musulmane. « Si la police nous surprend en train de tatouer des musulmans au shop, on peut avoir des problèmes » note Kinki Ryuzaki. Elle a ouvert son propre shop en avril 2014 à Kuala Lumpur. « Je suis enfin libre, je peux rencontrer d'autres artistes, m'améliorer, aller à des conventions, travailler à mon autopromotion. » Une fille pour qui seul le futur compte.
En face, Augustine Nezumi, uniforme de prisonnier noir et blanc à rayures sur le dos, livre son verdict. « Je n'avais pas beaucoup d'attentes, mais franchement pour une première édition, c’est honorable. A Singapour, se hisser au niveau international nous a pris quinze ans. Nous avons la meilleure culture tattoo d'Asie, tout le monde se fait tatouer et c'est cool. Mon client à qui je viens de couvrir entièrement le cou est un homme d'affaires important qui possède trois bateaux dans l’industrie pétrolière et il n'y a aucun problème. La culture du tatouage est nouvelle à Bornéo et les gens doivent comprendre qu'il va falloir commencer à payer pour un bon tattoo. C'est au moins 200 dollars de l'heure à Singapour et il n'y a aucune raison de baisser les prix. Tu paies des cacahuètes, tu reçois des singes » assène-t-il.