Inkers MAGAZINE - Tatouage à la dure pour les Baiga /// Part 1

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Tatouage à la dure pour les Baiga /// Part 1

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Tatouage à la dure pour les Baiga /// Part 1

Stéphane Guillerme

Le vaste spectre du tatouage indien offre 3 perspectives : premièrement le tatouage moderne et urbain, alors, en 2007, proche du zéro ; deuxièmement le tatouage de rue intimement lié à la culture populaire, fait de coeurs, de croix, de dragons bizarroïdes, de têtes de mort, de noms et de prénoms, de Aum, de Ganesh et autres dieux du vaste panthéon hindou, pratique de rue mais que l’on rencontre principalement lors de ces gros rassemblements religieux que l’on appelle « mela » ; et troisièmement le tatouage ancestral, pratique de cultures tribales, de ces peuples aux us et coutumes disparaissant sous le rouleau compresseur de la culture majoritaire moderne. De ces trois aspects importants de la culture du tatouage, la dernière captivait le plus mon attention. Aller à la rencontre de ces peuples d’un bout du monde, témoigner du passé, de sagesses et de croyances ancestrales aux abois, tracer la route pour d’invraisemblables enquêtes, découvrir des mondes insoupçonnés et des peuples improbables, mais également découvrir et sauvegarder de magnifiques motifs et leurs significations, c’est ça que j’aimais le plus. De ces quatorze années passées à m’intéresser au sujet indien, à ses divers peuples, dont certains héritiers d’un patrimoine culturel très ancien, l’une des plus belles rencontres fut celle que je fis avec les Baiga, cultivateurs – naturopathes du Madhya Pradesh, au coeur du vaste territoire indien.

Cela faisait déjà six ans que je décortiquais le sujet lorsque je fis leur rencontre. J’avais alors déjà avalé quelques kilos de poussière à l’arrière de bus déglingués (et parfois sans vitres) ou au guidon de motos sur des routes souvent défoncées ; que j’avais englouti quelques milliers de kilomètres en train, 2nd Class sleeper souvent bondés ; que je m’étais fait défoncer quelques vertèbres à l’arrière de rickshaws motorisés aux suspensions fatiguées et ouverts aux quatre vents, voyageant pour récolter des informations, tentant de démêler l’info de l’intox. Mais enfin, au bout d’un monde je rencontrais les fameux Baiga ainsi que certains membres de la caste qui les tatouent, les Badni (ou Badi). Voici l’histoire de ma rencontre avec les Badni en premier lieu, puis celle des Baiga telle que je ne l’ai jamais raconté ni sur mon blog ni dans mon livre « L’Inde sous la peau », la réalité aurait pu effrayer certains membres de ma famille et certains amis. Des proches m’ont demandé de la raconter telle quelle. C’est en décembre 2014 que je débarquais dans un village du district de Dindori, à l’est du Madhya Pradesh. Cette région héberge de nombreux Baiga, ces cultivateurs reconnus pour leur savoir dans le domaine des plantes et de leurs bienfaits. Les femmes de cette communauté sont les plus tatouées que vous pourrez rencontrer en Inde. Certaines femmes d’autres groupes ethniques d’Orissa (appelé Odisha maintenant) ont le visage encore plus tatoué mais en ce qui concerne le corps, celui des femmes Baiga est de loin le plus encré de la péninsule. Dans ce village je rencontrais rapidement un médecin local, Vijay Chourasia, qui s’intéresse aux Baiga depuis longtemps et leur a même déjà consacré un ouvrage. Ce docteur m’apprit que les Baiga font appel à un autre groupe social pour se faire tatouer, les Badni, sous-groupe Banjara. Ils pratiquent leur art du piquage à la main, sans machine électrique, lors de grosses fêtes religieuses ou parfois à domicile. Avant même d’aller à la rencontre des Baiga, je décidais d’aller visiter les Badni dont certains habitent un petit village au milieu des champs, à une dizaine de kilomètres du village où je m’étais loué une chambre.

Les Maravi, du groupe social Badni, sont une charmante famille de 6 membres : le père Chamar Singh, sa femme Shanti Bai, et leurs quatre filles. Dans la famille tout le monde tatoue, la mère étant la plus expérimentée. Elle m’apprit que je ne pourrai pas voir de sessions tatouage sur les femmes Baiga en cette saison, ces dernières n’étant pas en situation financière favorable en janvier. Il faut attendre fin-mars et la rentrée d’argent des moissons. Puis elles se font tatouer jusqu’en mai lorsque la chaleur devient trop élevée, favorisant les risques d’infection. En 6 ans de recherche je n’avais encore jamais pu témoigner de tatouages fait à la main, et je tenais absolument à rapporter des images d’une telle pratique. Puisque du côté des Baiga c’était grillé, je regardais autour de moi pour constater que c’est moi qui allait être le cobaye, malgré l’appréhension de me faire encrer dans des conditions d’hygiène plus que discutables. Les Maravi m’encouragèrent à y passer. Clair que pour eux il y avait un petit billet à la clé, mais pour moi, seul et à 300 kilomètres d’un hôpital décent, c’était un joli saut dans l’inconnu et l’inattendu.

En attendant de me décider, Chamar Singh et Shanti Bai déployèrent sous mes yeux un ensemble de motifs Baigas (destinés uniquement à ce groupe, le même pour toutes) et des motifs Gonds (destinés à tous les autres groupes socio-ethniques de la région). Pressentant la disparition prochaine de cette pratique ancienne, Shanti Bai a eu la bonne idée de reproduire sur papier les motifs qu’elle inscrit sous épiderme depuis si longtemps, témoignage exceptionnel et qui lui sert parfois de catalogue. Finalement je me décidais à sauter dans le vide, à me faire tatouer la cheville gauche. J’allais l’avoir mon reportage, sollicitant néanmoins tous les dieux de l’Inde pour qu’à l’issue de cette séance je conserve mon pied gauche. Il va sans dire que l’expérience dans laquelle je m’aventurais est à déconseiller vivement vu le risque d’infection.

Shanti Bai improvisa sur papier un motif inspiré de la culture Baiga. Par respect pour cette culture je ne désirais pas faire un copier-coller d’un de leurs motifs. Une fois cette étape terminée, Shanti Bai me fit allonger sur une paillasse disposée à même le sol poussiéreux d’une dépendance de leur maison principale. Puis à l’aide d’un morceau de bambou et d’une encre artisanale faite de suie récupérée après combustion d’une graine particulière, elle dupliqua le motif sur ma peau. Lorsque enfin arriva le grand moment : le piquage. Shanti Bai approcha son outil à tatouer, quelques aiguilles métalliques attachées les unes aux autres par du fil noir et surmontées d’une boule de coton qu’ils tiennent entre le pouce et l’index, loin de la peau, ce qui ne me semble pas aider à la précision. Mais comme je pourrai l’observer par la suite : la précision ça leur est bien égal :) Dans une ultime tentative de limiter les dégâts, je saisis son outil et, à l’aide de mon briquet, chauffa à rouge la pointe des aiguilles qui allaient pénétrer ma peau. Une fois les aiguilles refroidies, Shanti Bai pris leurs extrémités tout juste « désinfectées » entre son pouce et son index « pas trop désinfectés » pour y enlever le noir de fumée. Grimace de ma part. Je me dis alors : « Ainsi soit-il, on doit tous mourir un jour ».

Puis la session démarra, 1 heure 30 de piquage (hand-poking), passant entre les mains de Shanti Bai, de Chamar Singh puis de Mangla, leur fille cadette. La technique est simple : on encre la peau puis on poke. Je devrais dire on « deep-poke », on pique en profondeur. Epiderme, derme, hypoderme, tout ça c’est la même chose. Avec eux tu en as pour ton argent. Et les jours où ils ont bu trop de thé ou de café je les suspecte de piquer jusqu’à l’os.

Après avoir piqué une première fois, un peu à l’aveugle, ils repassent de l’encre sur le motif puis ils piquent une seconde fois. Ici on ne fait pas dans le détail.

Une fois le tatouage exécuté, la cheville totalement anesthésiée, Mangla a nettoyé le chantier avec un mélange d’eau et de bouse de vache. Puis elle me sécha la peau à l’aide d’un tissu me paraissant propre et y appliqua une épaisse mixture faite de curcuma (désinfectant) et d’huile de moutarde (apaisant). Selon la traduction de mon interprète local qui parlait l’anglais comme je parle le moldave, je devais nettoyer à l’eau mon nouveau tatouage puis y appliquer cette mixture deux fois par jour et pendant quatre jours. Si les Baiga, fameux pour leurs connaissances en plantes médicinales n’y trouvaient rien à redire, c’est que ça doit marcher.

La dernière étape fut la plus rassurante. Chamar Singh, quelques fleurs en main, est venu réciter un mantra à ma cheville. Hare Om ….. et bonne chance. Puis la grande aventure débuta vraiment, quelques tours de grand huit dans la tête.

Histoire à suivre... Stéphane Guillerme Stéphane Guillerme est un voyageur ayant sillonné de nombreux pays depuis plus de 30 ans. Depuis 1997 il a focalisé ses travaux sur l’Inde (16 voyages pour 7 années sur place), auteur aujourd’hui de huit livres sur ce pays. Prenant le temps pour creuser ses sujets, il mène ses investigations au plus près des peuples et de leurs traditions. Passionné par les arts graphiques, mais pas que, touche à tout, il réalise seul ses ouvrages, écriture, photographie, recherches documentaires, iconographiques, infographie, prise de son… Vous pouvez découvrir une partie de son travail via son site internet : www.godispop.com et le suivre ses comptes Instagram : stephane.guillerme & gavriniz