C’est en 1857 que Royal Byron Stratton met le point final à un livre qui s’apprête à devenir un best-seller. Coécrit avec un certain Lorenzo Oatman et surtout sa sœur, Olive, il est intitulé Life among the Indians : or, The Captivity of the Oatman Girls Among the Apache & Mohave Indians. Les Oatman Girls, ce sont Olive Oatman et sa cadette Mary Ann, décédée alors qu’elles étaient retenues dans l’Ouest américain par un groupe d’autochtones mohaves. Olive Oatman s’apprête à voyager aux quatre coins des États-Unis pour donner une série de lectures et de conférences, en promotion de l’ouvrage. Le clou du spectacle : le tatouage énigmatique sur son menton.
L’histoire d’Olive Oatman commence en mai 1850. Elle a douze ou treize ans, et sa famille quitte l’Illinois en compagnie d’autres mormons pour l’embouchure du fleuve Colorado. Le voyage est difficile, les tensions nombreuses — près de la rivière Gila, la famille Oatman quitte le groupe pour aller vers Fort Yuma, à la frontière entre Arizona et Californie. Mais, le 18 février 1851, le convoi est attaqué par des Yavapais. Sept personnes sont tuées, dont les parents. Lorenzo est laissé pour mort, Olive et Mary Ann sont capturées. Un an plus tard, elles sont échangées pour des chevaux, des couvertures et d’autres objets à des Mohaves. Ils les adoptent et les tatouent au menton : c’est, chez eux, la condition sine qua non pour accéder à l’au-delà. Lors de l’hiver 1853 ou 1854, Mary Ann meurt en pleine famine. Olive, quant à elle, reste auprès des Mohaves jusqu’au 22 février 1856, date à laquelle elle est rapatriée à Fort Yuma en échange de chevaux, de couvertures et de perles. Captivité forcée ou véritable acculturation ? Les historiens en débattent encore. Mais une chose est certaine : le corps d’Olive est marqué, pour toujours et d’une façon inédite pour une femme américaine blanche, par cette expérience.
Dès son retour à la vie civile et réunie avec son frère, Olive semble choisir de communiquer sur cette tragédie. Le massacre de la famille Oatman avait déjà attiré l’attention de la presse ; le champ est libre pour qu’elle raconte son histoire. Le 19 avril 1856, un article paraît dans le Star : issu d’une interview avec Olive, il raconte son expérience en soulignant la bonté du chef mohave. En juin, Olive raconte sa vie, cette fois à la première personne, pour le San Francisco Daily Evening Bulletin. C’est cet été, à Gassburg, qu’elle rencontre le jeune révérend Stratton et que jaillit l’idée du livre. Le résultat diffère prodigieusement des récits qu’Olive avait donnés à la presse jusque-là : entre exagérations, omissions et petits arrangements avec la réalité, le texte se place dans la lignée directe des « récits de captivité ». Ce genre littéraire, souvent des récits autobiographiques, a connu un grand succès durant la conquête de l’Ouest. Raconter la vie d’individus, souvent des femmes, auprès « d’Indiens » était une occasion de développer des thématiques de rédemption, de foi, de barbarie et d’altérité, qui permettaient de fixer l’identité culturelle étatsunienne blanche. Les Mohaves y sont alors diabolisés, afin d’incarner des « Autres » menaçants.
En trois semaines, le tirage de 5000 exemplaires est épuisé. Dans sa deuxième édition, à 6000, le texte est renommé Captivity of the Oatman Girls et le tatouage d’Olive y est placé en frontispice. En 1858, il est également tiré à 26 000 exemplaires à New York. Dans les tournées promotionnelles qui accompagnent sa vente, le tatouage d’Olive sert de preuve directe alors qu’elle raconte des extraits de sa captivité. Femme-phénomène tatouée avant l’heure, elle devient une lointaine héritière de James F. O’Connell et de Joseph Kabris. Mais surtout, elle devient la précurseuse de phénomènes tels que Nora Hildebrandt ou la Belle Irène. Après tout, Irene Woodward construira aussi ses représentations sur une sombre histoire de rencontre avec des « Indiens » caricaturés et sur un récit de captivité, quoique, cette fois, complètement inventé. Tout y est : la marque encrée, le récit, les exagérations, la vente de photographies qui circulent encore entre collectionneurs, et puis le succès. L’ouvrage s’écoule à 30 000 exemplaires, et offre à Olive Oatman les moyens nécessaires pour accéder à une école préparatoire pour l’université, puis à l’université. En 1864, près de Detroit, Olive Oatman rencontre John Brant Fairchild. Elle l’épouse peu après. La légende veut qu’il ait acheté et brûlé tous les exemplaires de la Captivity of the Oatman Girls possibles, afin de permettre à son épouse de tourner la page sur son passé. Elle meurt en 1903, de problèmes cardiaques. Mais les images du tatouage d’Olive lui survivent encore ; et, plus encore, son histoire, qui a servi de modèle à pléthore de récits depuis. Entre 2011 et 2016, encore, un personnage de la série TV Hell on Wheels faisait référence à l’histoire d’Olive : Eva, incarnée par Robin McLeavy, est en effet affublée d’un tatouage au menton bien familier…
Sources des illustrations
Loryea & Macaulay, « Olive Oatman », photographie de format cabinet, c. 1860 (Wikimedia – Domaine public). Benjamin F. Powelson, « Olive Oatman », carte de visite, s. d. (Wikimedia – Domaine public). Benjamin F. Powelson, « Olive Oatman », tirage argentique, c. 1863, Washington, National Portrait Gallery, Smithsonian Institution (Wikimedia – Domaine public). Pour aller plus loin Kathryn Zabelle Derounian-Stodola, « The Captive and Her Editor: The Ciphering of Olive Oatman and Royal B. Stratton », Prospects, 23, 1998, p. 171-192. Margot Mifflin, The Blue Tattoo. The Life of Olive Oatman, Lincoln, University of Nebraska Press, 2011. Amelia K. Osterud, The Tattooed Lady. A History, Lanham, Boulder, New York et Londres, Taylor Trade Publishing, 2014. Jennifer Putzi, Identifying Marks. Race, Gender and the Marked Body in Nineteenth-century America, Athens et Londres, University of Georgia Press, 2006.